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Définir l’identité culturelle européenne est une tâche redoutable, car cela revient à mettre en perspective trois notions elles-mêmes difficiles à définir et qu’il est impossible d’appréhender en dehors du moule de sa propre culture.
La culture, au sens étroit du terme ou dans son acception ethnologique, rassemble et divise, mais elle fonde le dialogue sur des règles partagées et sur la « possession dans le répertoire de la mémoire d’un certain nombre d’associations » (Abraham Moles). C’est le dénominateur commun qui permet aux Européens de se reconnaître comme semblables et de dialoguer, en jonglant avec la pluralité des langues.
Mais de quelle Europe parle-t-on ? L’Union européenne est une construction de l’esprit humain, en évolution permanente et à géométrie variable, élaborée à partir d’une réalité géographique mal délimitée. Le Traité de Rome stipule que « tout État européen peut demander à devenir membre de la Communauté » (art. 237). Mais personne n’a jamais défini ce qu’était un État européen…
L’Identité est un concept qui interroge aussi bien le philosophe que le politique.
Fernand Braudel, quand il se penche sur sur l’Identité de la France (1986), insiste d’abord sur la diversité des territoires, des parlers, des climats, des modes de vie, avant de montrer « la cohésion du peuple » : « ni l’ordre politique, ni l’ordre social, ni l’ordre culturel ne réussissent à imposer une uniformité qui soit autre chose qu’une apparence ».
Il en va de même pour l’Europe : la diversité des composantes et des intérêts nationaux semble toujours plus manifeste que l’unité, sauf quand la langue et la géographie ont tissé des liens de proximité. Les rêves impérialistes visant à faire l’unité de l’Europe par la force ont tous échoué, mais le projet européen ne peut se réduire à une simple juxtaposition de nationalismes, privilégiant le libre échange ou la sécurité, à des degrés différents selon la menace du danger. Hier, les pays libérés de la tutelle soviétique ont recherché la protection communautaire comme le réclament aujourd’hui l’Ukraine, la Moldavie ou la Géorgie.
Saturé d’idéologie, le concept d’identité a pris des significations variables dans l’histoire. Longtemps considérée comme une valeur de gauche, notamment lorsque les mouvements anticolonialistes opposaient le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes aux modèles imposés de l’extérieur, l’identité est devenue une valeur de droite avec des crispations sur les valeurs nationales. Le fantasme du « grand remplacement » (Renaud Camus) s’inscrit dans cette démarche : toute ouverture relève d’une entreprise de déconstruction. L’Europe est vécue comme une menace permanente contre les nations.
On le voit ici : la question centrale est celle du rapport à l’Autre. La conscience de soi se construit à partir d’une conscience de l’autre, à travers des jeux de reconnaissances et d’exclusions. On se pose en s’opposant : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne).
L’identité exclusive rejette les pratiques de l’Autre simplement parce qu’elles émanent de l’Autre. Pour cela, on inscrit le roman national dans un déterminisme historique et on théorise les critères d’exclusion (comme l’ont fait à leur manière l’Allemagne nazie, l’apartheid sud-africain, mais aussi la Cité athénienne qui établissait une hiérarchie entre citoyens, métèques et barbares selon les origines de la naissance).
Au contraire, l’Identité inclusive agrège au groupe ceux qui en partagent les valeurs fondatrices, mais reconnaît et respecte le droit à la différence. On retrouve là l’opposition entre Saint Bernard, prédicateur des Croisades, et Abélard (diversa, non adversa : différents mais non opposés). L’altérité ne signifie pas altération. L’Europe a fait le choix de l’union dans la diversité.
Être européen aujourd’hui
L’identité européenne est une identité culturelle plurielle (cf. schéma ci-après).
Au contraire des États qui dissimulent les différences dans une identification réductrice (comme l’a fait la France jacobine), le modèle européen tire sa puissance de sa capacité à intégrer des apports multiples, à produire et à diffuser : « Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout. » disait Paul Valéry (Variété, « La crise de l’esprit », 1919).
Les pères fondateurs ont compris qu’il ne fallait surtout pas opposer l’identité européenne aux identités nationales, mais transformer les divergences en convergences. Chacun participe de cultures multiples, elles-mêmes susceptibles de changements, au gré des échanges et des influences mutuelles. Cela explique que l’on se sente plus ou moins citoyen européen selon les lieux où l’on se trouve. L’identité européenne n’est pas aussi immédiate que le sentiment d’appartenance nationale : quand je suis en Europe, je me sens français, mais quand je suis à New York, ou à Tokyo, je me sens européen.
L’Européen d’aujourd’hui n’est plus seulement « celui qui a la nostalgie de l’Europe » (Kundera). Il partage des règles communes, une monnaie, un drapeau, des droits et des exigences. L’Europe est le fruit d’une histoire complexe, vécue différemment dans chaque pays, mais chacun sait que c’est aussi un projet qui s’est appuyé sur un pragmatisme économique pour transformer un passé de guerres en avenir de paix et de prospérité. Une entreprise sans précédent qui eût été impossible sans la valorisation des héritages fondamentaux : intellectuels (Grèce, Rome), religieux (judéo-chrétien), philosophiques (humanisme, Lumières), bien visibles à travers la richesse des patrimoines, lieux de mémoire et autres marqueurs culturels (bibliothèques, monuments, cafés…).
Cette identité culturelle européenne si présente dans « ce grand musée des rêves passés que nous appelons histoire » (George Steiner) est une invitation à l’action. Elle est plus que jamais d’actualité à une époque où les certitudes idéologiques vacillent et où se dessine une nouvelle tectonique géopolitique.