L’Europe, comme utopie communautaire et ambition : entre tradition et modernité

Ali Ait Abdelmalek

L’Europe ne renvoie pas, et loin s’en faut selon nous à une réalité sociale – i.e. qu’elle soit d’ailleurs, politique, économique ou encore culturelle – « homogène », et ce même s’il est incontestable dans le même temps qu’il y a bien une « Europe géographique », laquelle d’ailleurs ne recouvre pas tout à fait l’Europe dite « historique et culturelle » : alors qu’en 1957 on ne semblait parler avec la C.E.E. que d’une Europe économique, avec le Traité de l’Acte unique européen on évoquera plutôt une Europe politique, et en 1992 (traité de Maastricht) c’est bien plus une Europe des citoyens !

En fait, l’Union européenne ne saurait s’identifier à l’Europe politique, mais aussi juridique et économique.
De là, nos réelles difficultés pour repérer, comme on dit en anthropologie, une « identité européenne ». La culture, certes polymorphe, en Europe est une réalité « complexe », comme dirait le penseur de l’Europe, sociologue et philosophe de la « complexité », Edgar Morin (il a « 100 ans », aujourd’hui même le 8 Juillet 2021 !), multiple et tellement ambiguë. Ainsi en fonction des étapes et des périodes évoquées, mais aussi des critères et questions retenus, l’Europe s’étend soit jusqu’à Jérusalem, Alexandrie, Carthage, Moscou, soit l’Europe, comme culture, se resserre sur les seules nations d’Europe occidentale.
D’un mot, l’Europe culturelle est en fait dans les mémoires collectives, pour reprendre le concept de Maurice Hallbwachs et présenté par Francis Farrugia notamment, partout où elle s’est exportée, en particulier aux époques dites « coloniales » c’est-à-dire au final, presque partout : « Alexandre le Grand a déposé des germes, jusqu’en Inde, qui sont ceux de l’Europe culturelle » !
Les États-Unis d’Amérique sont d’ailleurs eux-mêmes à l’origine aussi d’une sorte d’« excroissance de l’Europe » : l’Europe existe de fait, ou plutôt s’est reconstituée aussi ailleurs. Ne parlons-nous pas, d’une certaine manière dans la vie quotidienne et dans la presse notamment, autant de la « culture occidentale » que de « culture européenne », termes perçus finalement comme (presque) synonymes ? Mais l’Europe se retrouve aussi, en Orient, et par bien des aspects. Par exemple, dans le désert syrien, sur les bords de l’Euphrate justement, des monticules de cailloux, des rochers nous rappellent qu’un bout d’Europe « gît ici » ! D’ailleurs une pancarte bien rouillée, indique une cité grecque : « Doura Europos » (fondée au IVe siècle avant J.-C. fut la plus importante de l’Euphrate) ; mais cela ne saurait suffire selon nous pour intégrer la Syrie dans la culture européenne. En effet, nous n’ignorons pas que l’Histoire (en fait ici le patrimoine immatériel) n’est pas un musée, mais bien avant tout un processus et une création humaine et sociale, historique en effet.
Mais, n’est-ce pas cette mission qui est celle des citoyens européens, dont parlait très tôt Jean Monnet, de construire l’Europe non sur ce qu’elle est, bien plus qu’elle a été, et donc sur ce que les acteurs et les politiques veulent qu’elle soit ?

La culture européenne et l’Union (dans la diversité), comme destin

Cette question de l’identité culturelle européenne est, chacun le perçoit aisément, un véritable casse-tête, et ce non seulement pour les sociologues mais aussi pour les historiens, car il apparaîtra toujours très artificiel de fixer des frontières. Mais cela ne nous aiderait pas beaucoup de pouvoir le faire ; l’histoire de l’Europe à faire n’est pas la répétition, notamment au niveau des institutions, de l’histoire faite. Elle reste une « ambition », voire un destin commun, ainsi que nous le disions dans divers échanges avec mes amis, Mme Marie-Laure Croguennec et M. Emmanuel Morucci (fondateurs du Cercle Europe Citoyennetés et Identités), et aujourd’hui comme hier l’Europe n’est pas et n‘a jamais été un territoire, et encore moins une identité !
Elle est perçue comme une civilisation, et s’est longtemps crue le centre du monde ; elle l’a été en effet, non du fait de la colonisation et les conquêtes de nations européennes, mais par en effet « la mondialisation des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés fondamentales ». Moins aussi, par « l’évangélisation des peuples barbares », mais bien plus par la divulgation de l’esprit laïc qui est somme toute et au final l’« esprit » tout court, sans oublier aussi la diffusion de la science et des grands idéaux universitaires de fabrication et de transmission de la connaissance.
L’Europe féodale a inventé l’Université : d’abord pôle d’enseignement chrétien, l’université est devenue le symbole de la recherche laïque et de l’acquisition de connaissances qu’on dit « universelles ». Depuis l’Antiquité grecque et la philosophie (Socrate, Platon, Aristote, etc.) jusqu’à la fondation des grandes institutions universelles au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (l’UNESCO en particulier), en passant par l’humanisme de la Renaissance, le rationalisme des Lumières et la Déclaration des Droits de l’Homme, l’Europe s’est toujours faite, chacun le sait aujourd’hui, la « championne de l’universel » (cf. : « universalité de la raison » et de la « vérité philosophique », de l’« amour » et de la « fraternité », mais aussi, de la « justice », du « droit » et des principes juridiques comme la « citoyenneté », la « démocratie », etc.).

Mais il faut faire attention à ce que l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss nommait l’« ethnocentrisme déguisé » ; c’est, nous semble-t-il, un réel danger… et l’Europe, depuis les années 1960, dans nos sociétés qui se disent « postmodernes », comme dirait Michel Maffesoli – i.e. : à la fois « relativiste », « irrationaliste », « anti-intellectualiste », « tiers-mondiste », « occidentalophobe », parfois, curieusement – est traversé par une forme de soupçon, en tous les cas, une contestation, et ce, à tel point que le pouvoir européen, les politiques, l’administration et les institutions sont critiqués pour des raisons de « compromission avec le pouvoir », pour « les intérêts des lobbyings », etc. ; les critiques sont salutaires, car elles exercent à notre sens une « réflexivité », pour reprendre le mot de Louis Quéré (E.H.E.S.S.).
Ainsi, par principe et surtout par tradition, l’Europe doit se remettre en permanence en question : les changements politiques, scientifiques, industriels, et même intellectuels et culturels ; d’une certaine mesure, on peut dire qu’elle est « révolutionnaire », ne fut-ce que parce qu’elle promeut une certaine idée et perception du progrès et de l’histoire.
En définitive, s’il fallait définir l’Europe, nous dirions qu’elle incarne une sorte de rapport à la tradition. Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas de « traditionnalisme », mais bien d’une tentative de faire cohabiter, la fidélité aux cultures traditionnelles (en Bretagne par exemple), et donc les références historiques, et les éléments de la modernité, du changement social : nous avons affaire à un rapport qu’on dira « réflexif », mais aussi « critique », à la tradition. L’Europe, et pas uniquement les Nations, a une conscience qu’on dira « historique », très forte, et cela signifie de fait l’intérêt à la fois du passé, qui permet la distance et le recul sur les événements contemporains et l’immédiateté notamment des réseaux sociaux, et du progrès dans le cadre d’une responsabilité citoyenne et politique, dans la mesure, seul l’exercice du jugement « éclairé » (cf. la « philosophie des Lumières », en France) permet d’envisager l’avenir sereinement dans la paix. Cette conception rappelle que la force du passé est de permettre à la fois de puiser dans les richesses de l’avenir et de rompre avec ce même passé pour construire l’avenir, dans l’innovation et dans la liberté pour les citoyens, dans une société démocratique. Cela présuppose un rapport à l’évidence non « traditionnaliste » au passé, et impose,selon nous l’exercice du jugement critique sur nos sociétés, sur ses valeurs et sur ses institutions.

Pour ne pas conclure, on dira que c’est bien cette philosophie critique qui est née dans l’Antiquité grecque, avec Socrate en particulier mais aussi d’autres penseurs, et qui ne cesse de se généraliser en Europe et ailleurs, et l’universalisme, sa conscience historique comme sa réflexivité critique sont, par hypothèse, ce qui permet de définir la culture européenne
Néanmoins, il n’y a pas, loin s’en faut, qu’en Europe que l’on retrouve ces éléments de la culture, de l’identité ou de l’esprit… mais on rappellera ici qu’ils sont nés, historiquement, en Europe.
Notons ainsi que ce qui est important, c’est bien moins ce qu’a été que ce qu’elle est, culturellement.
La vocation de l’Europe est de se remettre en question, de se redéfinir sans cesse, et aussi à bien des égards de s’universaliser.
L’Europe est donc une « utopie communautaire » (Europe de la Fédération) et non une « idéologie nationale » (Europe de la coopération des Nations ; cf. nos travaux et publications concernant l”« Europe et le local »), car il s’agit d’une dynamique et encore une fois d’une belle ambition (projet), bien plus encore qu’une « identité » ou un « patrimoine » !

1 commentaire

Félicitations pour cette belle réflexion très intéressante ! Un regard qui ouvre, s’il le faut à l’espoir et à la tolérance… Merci !

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