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Les récentes poussées de fièvre du monde agricole, avec la montée au créneau d’interlocuteurs nouveaux, jusqu’alors infiniment discrets, a brutalement mis en exergue les difficultés et les inanités qui traversent ce métier, éternel et éternellement remis en question. Il ne s’agit pas simplement de subventions et de règlementations. Il y a d’abord l’expression d‘un mal-être profond, qui résulte lui-même d’une exposition à toutes les exigences, souvent les plus contradictoires, et à toutes les urgences, souvent bien plus latentes qu’on veut bien l’affecter.
Car notre agriculture, en France, en Europe, dans le monde, reste bien, par-delà sa débauche de techniques, de mécaniques et de subtilités agronomiques, le bras de fer éternel entre l’homme et la nature d’une part, l’homme et ses besoins alimentaires de l’autre. Et comme si souvent, l’Europe n’aura été que la résultante de ces différences et de ces divergences, sans en renier aucune mais en les accentuant toutes, et dès lors, en en rendant plus urgente la solution !
De fait, la Politique Agricole Commune, l’un des bases structurantes de l’Union européenne, avec pour pierre philosophale les accords de Stresa et les entretiens de Messine, a toujours consisté à concilier les contraires et à traiter sur un même pied d’égalité les petites exploitations familiales en autarcie et les grandes exploitations agro-industrielles les plus prospères.
En soi, l’exercice était indolore dans l’Europe des années 1960, qui ne produisait que 80% de ce qu’elle consommait et qui visait l’indépendance alimentaire afin d’économiser des devises précieuses pour d‘autres importations aussi indispensables, sur le plan énergétique ou industriel.
Tout autre est évidemment la situation de l’Europe actuelle, entre-temps élargie à des territoires nouveaux, parfois rivaux de la veille. Celle-ci produit 120% de ses besoins et se trouve ainsi amenée à, ou condamnée à, exporter. Première entorse au dogme de la libre circulation : pour stimuler l‘envol nécessaire des rendements tout a été mis en place afin d‘inciter chacun à produire plus. C’était l’époque folklorique où, pour éponger nos excédents de beurre, de crème, de viande, de vin nous exportions à grand renfort de subventions, en particulier vers les pays du Comecon, avec l’intercession sulfureuse du célèbre « baron rouge » JB Doumeng. Et au diable dans tout cela le bien-être animal, dont personne ne parlait, l’environnement, le respect des paysages, de la faune, de l‘eau, de la sécurité au travail, de la santé du consommateur.
Un premier virage a été la maîtrise des productions : l’introduction de quotas pour dépassement des volumes autorisés a été un tremblement de terre pour un métier acharné depuis toujours à lutter contre la famine toujours menaçant. Ainsi s’imposa l’idée d’extensification et même d’une jachère obligatoire, alors justifiée par la lutte contre les excédents avant de revenir aujourd’hui comme outil de protection de l’environnement.
Emblématique de cette réorientation pour cause de trop grand succès, l’introduction des quotas laitiers a été à l’agriculture européenne ce que Vatican II a été à l’Église catholique. Par-delà les écritures vénérables, les réalités s’imposaient : au-delà du dogme le denier du culte imprimait un cours nouveau, des recours inattendus. Il est du reste éloquent que si l’introduction de ces quotas fut véhémentement combattue par la profession, leur suppression un quart de siècle plus tard fit l’objet d’une même contestation par les professionnels, qui entre-temps s’y étaient parfaitement adaptés.
Traduite sous l’angle économique, cette évolution portait un message clair : au produire plus de la veille se substituait un produire mieux qui signifiait, au cas par cas, une plus grande valeur ajoutée des produits, une orientation plus étroite vers les préférences nouvelles du marché : moins de beurre, plus de fromage, des produits à plus forte valeur ajoutée et à qualité maximale, des ventes directes ou des circuits plus courts, une nouvelle bataille d’Hernani autour des OGM et surtout, message social autant que sociétal, l’irruption des produits bio, de la politique de qualité avec les AOP, les IGP etc.
Et en corollaire la diversité végétale, faunistique et floristique, ou encore le bien-être animal, lequel choque souvent lorsqu’il s’instaurer dans des débats où on parle bien peu du bien-être des hommes, et moins encore des femmes !
En parallèle, l’ouverture du marché mondial, nécessaire à une Europe qui vend autant qu’elle achète, mais avec des disparités selon les pays et les produits, a bouleversé réalités et mentalités. Désormais, l’agriculture n’apparait plus, ou si peu, comme un exemple de réussite économique ni comme le bras-de-fer qu’elle demeure fondamentalement avec les saisons ; elle semble être devenue un duel avec les raisons et les péroraisons. On se préoccupe du trèfle à quatre feuilles, des haies, des mares (qualifiées de prairiales pour faire plus sérieux), de nidification des oiseaux et de gite des lièvres là où la veille on aurait parlé de prélèvement sur les récoltes et donc d’un hypothétique retour à la Nature, ou du moins à plus de Nature ! À croire qu’il faut à toutes fins contenter Davos comme il ne fallait hier pas désespérer Billancourt !
Depuis lors, de réforme de la PAC en révision des règlements, l’étau n’a cessé de se resserrer, et dans les fureurs récentes, c’est beaucoup de ces ardeurs latentes qui font irruption. On pourra taxer de tous les défauts les accords commerciaux, la mondialisation, l’évolution erratique de la demande, qui semble avoir enclenché la marche arrière là où on la voyait progresser et galoper à outrance. En toile de fond demeure la nécessité de répondre aux attentes nouvelles sans oublier les tâches anciennes tandis que demeure bien présente à l’esprit, du moins du côté de Bercy, l’exigence de maintenir bas le coût de la vie (les dépenses alimentaires sont passées de 30% des revenus en 1960 à moins de 12% aujourd’hui !). Face à ces chiffres et à ces impératifs, on conçoit que, vu du haut du tracteur, apparaisse souvent comme simple détail : la perdition de telle plante, le tarissement ou la pollution de telle source d’eau, l‘utilisation de tel ou tel intrant : hier le débat sur les OGM, aujourd’hui le déballage sur les étiquettes et l’origine des ingrédients alimentaires.
Le débat est strictement européen ; mais dans sa dimension environnementale, il a trouvé à Strasbourg et à Bruxelles un terrain d’expression et d’expansion idéal. En tout état de cause, c’est partout, et surtout au niveau de chaque exploitation, quelles qu’en soient la taille et la spécialisation, que se trouvent les réponses.
La nouvelle répartition de la production sur le territoire de l’Union amène aujourd’hui à considérer que le territoire non occupé, et auquel il faut tout de même apporter un minimum d’entretien du point de vue environnemental, a un coût autant que celui qui est surchargé, et qu’entre les deux c’est plus la complémentarité que l’hostilité qu’il faut promouvoir.
On échouera de même dans cette quête d’un équilibre des contraires apparents s’il n’y a pas également une action sur la politique des prix et les pratiques des grandes centrales d’achat, les exploitants continueront à être les exploités !
On est en droit d’exiger de l’agriculture des orientations nouvelles, mais pas au prix des condamnations sans nuances du passé. Après tout, sans l’agriculture il n’y a pas d’environnement ! Et sans mondialisation il n’y aurait pas de marché équilibré, diversifié, exempt des accidents climatiques ou de saisonnalité.
On a le droit de vouloir consommer des fraises à Noël, mais cela ne doit pas se faire au prix d’un ostracisme de leurs homologues de printemps, qui ont, elles, le goût de ce qu’elles sont et pas de ce qu’elles rapportent !
L’agriculture est plus que jamais à l’avant-garde et à l’écoute, mais par rapport aux années fondatrices elle est aujourd’hui obérée, dans ses évolutions, par le poids de son endettement et par la dégradation des terme de l’échange : sans vouloir en faire le champion du moment, ne nous résignons pas à en faire le mal-aimé du lendemain. Ses états de service récents, à eux seuls, justifieraient le rejet des états de sévices du présent. L’agriculture européenne ne se débat pas, elle se bat !
Philippe Tabary est l'auteur entre autres de « Comptes et mécomptes de l’agriculture » et de « La terre, la terre toujours recommencée » (cherche midi éditeur).
Au-delà de l’audacieuse comparaison entre les quota et Vatican2,tout à fait d’accord avec l’esprit de l’article.