Patrick Salez

L’ère Trump, une invitation à plus d’intégration européenne !

Géopolitique et souveraineté économique : deux priorités mises en avant par la première mandature (2019−2024) de la Commission von der Leyen, aux côtés de son Pacte Vert climatique. Mais des forces centrifuges issues des États-membres (EM) sont venues contrecarrer leur mise en œuvre. Le positionnement diplomatique de l’UE face au conflit Israël-Hamas affiche par exemple « 50 nuances » entre l’attitude résolument pro-israélienne de l’Allemagne et de l’Autriche et la sensibilité affirmée à la cause palestinienne de l’Espagne et de la Belgique.
En marge de la règlementation en faveur de la souveraineté économique, élaborée par l’hyper-actif commissaire Thierry Breton, les entreprises nationales jouent leur propre carte en mettant à profit l’IRA (l’Inflation Reduction Act), mis en place par Biden, qui consacre 500 milliards de dollars aux technologies et énergies propres sur le sol fédéral. Ainsi les entreprises allemandes développent largement leur activité aux États-Unis, bénéficiant d’un cadre règlementaire favorable, des subventions de l’IRA et d’une énergie trois fois moins chère. Une bataille entre EM s’est en outre engagée pour attirer les industries d’avenir états-uniennes sur leurs territoires, les moins-disants sociaux de l’Est poussant leur avantage.

Un choc multiple est à attendre de la nouvelle ère Trump : au plan sécuritaire en ce qui concerne l’Ukraine, Israël et le chantage au retrait de l’OTAN ; au plan diplomatique, avec la remise en cause des organisations multilatérales, dans la prolongation du retrait de l’UNESCO et de l’OMS et d’une attitude pour le moins frileuse vis-à-vis de l’OMC ; au plan économique avec une série de pressions en faveur du MAGA (« Make America Great Again ») dans les secteurs des technologies propres, de l’énergie et de l’IA ; au plan commercial avec la hausse des tarifs douaniers à 10 voire 20%.

Placée au pied du mur, l’UE est appelée à une forte coordination pour répondre à ces enjeux. Elle tentera d’opposer la force de son droit et de son marché à la puissance sans foi ni loi trumpiste : voie diplomatique « soft » dans les conflits ukrainien et israélien, renforcement des capacités de défense, diversification des sources d’énergie, relance de la souveraineté économique (en prenant la place de l’IRA que Trump souhaite supprimer).
En matière commerciale, l’UE a perdu sa naïveté en rodant des instruments de rétorsion face à la Chine. La forte imbrication économique entre États reste un indubitable facteur tampon des rapports de force : ainsi, près de la moitié des importations européennes de Gaz naturel liquéfié (GNL) proviennent des États-Unis tandis que l’UE est le premier importateur du GNL nord-américain. Dans cette relation win-win, les deux partenaires se tiennent par la barbichette en pratiquant la réciprocité des augmentations de taxes, les menaces se réduisant dans les faits à des instruments de négociation. Un autre frein aux ambitions protectionnistes de Trump est que l’augmentation des taxes à l’importation favoriserait l’inflation domestique, alors même que la candidat a axé sa campagne sur sa diminution. Dans un tel contexte, nos viticulteurs et producteurs de cognac, ainsi que nos secteurs pharmaceutique et aéronautique n’ont peut-être pas tant de souci à se faire.

L’obstacle principal à la stratégie de riposte européenne réside de toute évidence dans l’amplification des forces centrifuges rappelées ci-dessus. On peut compter sur Trump pour agiter les armes sécuritaires, énergétiques et commerciales afin de diviser les EM, à l’image de Poutine exploitant la dépendance contrastée des EM à son gaz. Vis-à-vis du parapluie de l’OTAN, 50 nuances existent entre l’atlantisme de la Pologne, des pays baltes et de la Grèce et la volonté d’autonomie de la France et de l’Espagne. La conciliation sera délicate entre partisans d’une politique industrielle européenne régulée (dont la France) et adeptes de l’ouverture comme gage de compétitivité et d’innovation (Pays-Bas, Allemagne, pays scandinaves).
Au plan commercial, la France se positionne sur une certaine fermeté, au contraire de l’Allemagne et de l’Italie, dont le volume d’exportations industrielles vers les États-Unis est important. Malgré le plan REPowerEU, destiné à réduire la dépendance européenne aux énergies fossiles russes, chaque EM y va de sa stratégie : l’Allemagne a négocié des accords gaziers avec le Qatar et les Émirats arabes unis, l’Italie a procédé de même avec l’Algérie. Ce « sauve qui peut » national installe un rapport de force permanent dont il ne faudrait pas qu’il détourne l’UE de son ambition politique en réduisant son rôle à la résolution des conflits internes.
Trump devrait agiter les forces populistes et d’extrême-droite dans certains EM : Orban en Hongrie, Fico en Slovaquie, parti Fratelli en Italie, PiS polonais susceptible de revenir aux affaires en mai 2025, élection envisageable de Marine Le Pen. Son objectif étant de constituer un axe national-populiste européen, opposé au droit, aux excès de normes, à toute entrave bruxelloise à la souveraineté. Il saura également exploiter la crise de leadership qui sévit en Allemagne, en France et (au niveau régional) en Espagne. Ses appuis sont moins nettement identifiables au sein du Parlement européen où le groupe de droite radicale et les deux groupes d’extrême-droite, totalisant 187 députés (26 % du total), sont divisés en matière de politique extérieure.

La période de transition qui court aux États-Unis jusqu’au 20 janvier 2025 permet à l’U.E de forger ses armes. Irons-nous vers une salutaire cohésion ou la fragmentation l’emportera-t-elle sur le volontarisme politique des Institutions bruxelloises ? Les EM éprouvent quelques difficultés à conjuguer identité nationale et appartenance à un ensemble plus vaste, pesant dans les échanges internationaux. Comprendront-ils que leur avenir passe plus que jamais par la coopération européenne ?

À l’unité des EM et des Institutions, il faudra ajouter celle des peuples car les citoyens supporteront difficilement une impuissance européenne dans une telle situation de crise. Cette unité représente un nouveau défi pour la communication exercée dans chacun des EM : il s’agira de faire entendre largement aux citoyens que l’UE est non seulement nécessaire parce qu’elle est la bonne échelle de réponse géopolitique et géoéconomique au choc trumpiste mais également parce qu’elle est la seule voie de sécurité, de qualité de vie et de protection de leur pouvoir d’achat.

Mario Draghi a commis un rapport essentiel sur le décrochage de compétitivité de l’UE par rapport aux États-Unis. Une solution de résilience commune réside dans un soutien massif à l’innovation et aux investissements verts, ainsi, me semble-t-il, qu’aux secteurs les plus vulnérables. Cela nécessite un nouvel emprunt communautaire : le coup de fouet trumpiste décidera-t-il les « Frugaux » (Autriche, Pays-Bas, Danemark, Suède) à desserrer les cordons de la bourse ? Cela nécessite également de créer un produit d’épargne européen, capable de drainer les 35.000 Milliards d’euros d’épargne privée européenne (dont une partie part précisément aux États-Unis) au profit de l’industrie et des technologies vertes européennes.

À moyen terme, il sera difficile d’échapper à une adaptation de la gouvernance européenne aux enjeux ci-dessus. Il est plus que jamais nécessaire de libérer la prise de décision commune du carcan du vote à l’unanimité et de passer à la majorité qualifiée sur les questions financières, fiscales et de politique étrangère. Et de réfléchir sérieusement aux coopérations dites « renforcées » par lesquelles un noyau dur d’EM pourrait mettre en œuvre de grands projets stratégiques, rejoint progressivement par d’autres pays, au gré de la prise de conscience de leur intérêt.

Il faut voir la nouvelle ère Trump comme une invitation à un sursaut vers plus d’intégration européenne !

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9 juin : du vote inutile au vote efficace !

Petit test évocateur : répondez sans honte, combien de noms d’eurodéputés français pouvez-vous citer parmi les 79 en poste ? Sachant que la France est la championne des intermittents : au cours de cette législature, 19 eurodéputés se sont présentés aux élections nationales, soit près d’un sur quatre et 8 ont quitté le Parlement. Des élus de poids (Jadot devenu sénateur et Séjourné devenu ministre) ont été remplacés par les suivants de leurs listes : des suivants de moindre envergure politique et de moindre surface médiatique.

Le 9 juin, nous élirons 81 députés français au Parlement européen. Les candidats, têtes de listes des grands partis mises à part, seront de parfaits inconnus. La France détient un autre record, celui-ci plus ridicule qu’attristant : le nombre de listes de candidats. Il y en avait 34 en 2019 et 37 ont été officialisées le 17 mai.
Les petites formations expriment un mécontentement, défendent une cause spécifique, saisissent une occasion de faire parler d’elles sur les marchés et quelques réseaux sociaux. Le tout sur une période infime, la durée de la campagne officielle étant réduite à une portion congrue de 11 jours (du 27 mai à minuit au 7 juin à minuit). 37 listes : heureusement que toutes les listes n’auront pas imprimé leurs bulletins, vous imaginez le temps nécessaire à chaque votant pour trouver la pile qui lui convient !

Électoralement parlant, les « petites » listes n’ont aucun intérêt puisqu’à moins de 5% des voix, elles n’ont droit à aucun eurodéputé.
Ainsi, seules 6 listes sur 34 ont envoyé des élus au Parlement en 2019 et les 28 autres listes ont totalisé 20% des suffrages : une voix perdue sur cinq.
Voter utile, c’est voter pour les listes susceptibles de dépasser 5%.
Parmi celles-ci, voter efficace, c’est voter pour l’un des partis en mesure de renforcer les groupes parlementaires qui feront progresser l’Europe.
Les « petites » listes auraient pu s’associer aux forces qui comptent en faveur de la démocratie, de la justice sociale et de l’écologie. Elles ont préféré se faire un plaisir mesquin, mettant en avant le détail qui différencie plutôt que le socle qui rassemble. Un splendide gaspillage !

Tout cela ajoute de la désaffection électorale et contribuera, si la météo est clémente, à la surpêche en rivière, le 9 juin. Au long des élections européennes — c’est la dixième fournée — la procédure reste désincarnée : on envoie des députés peu connus au sein d’une institution méconnue.
Allez tiens, deux idées pour 2029 : imposer un parrainage de 500 signatures d’élus comme pour les élections présidentielles et allonger la campagne officielle.

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Alerte à la vague noire ?

En France, les intentions de vote aux européennes de juin 2024 font du RN le grand gagnant avec 32%. Contre 23% aux élections de 2019, soit une progression de  40% en 5 ans. Cette percée s’inscrit dans un large mouvement de fond européen.
La Hongrie, la Pologne et l’Italie sont gouvernées par l’extrême-droite (ED). Celle-ci fait partie de larges coalitions gouvernementales ou les soutient activement en Slovaquie, Lettonie et Suède, aux Pays-Bas et en Finlande où, après trois mois de négociations et une campagne menée contre l’immigration et l’UE, le mouvement national-populiste des Vrais Finlandais a rejoint le gouvernement. Elle est bien implantée en Allemagne, avec des scores importants de l’AFD dans les régions de l’Est. En Espagne, la domination de Vox dans des scrutins locaux n’a heureusement pas débouché sur une coalition avec la droite à l’issue des législatives du 23 juillet. L’hypothèse reste valable en revanche pour l’Autriche avec un possible retour au pouvoir du FPÖ aux prochaines élections.

Le concept de « cordon sanitaire », né en Belgique à la fin des années 1980 en réaction à la montée du parti d’extrême-droite flamande, ne fonctionne plus. La frontière entre droite et ED s’efface progressivement, des partis conservateurs reprenant les thèmes de prédilection de d’ED.
Cette porosité n’épargne pas totalement la gauche : les sociaux-démocrates danois doivent leur maintien au pouvoir à des mesures sévères contre l’immigration. L’ED s’installe au cœur de nombreuses démocraties européennes, dans un double processus de dédiabolisation de ses idées et d’hybridation avec les partis conservateurs. Cette normalisation passe par l’abandon de la rhétorique anti-européenne au profit de l’Europe des Nations ainsi que par un gommage de surface des pulsions autoritaires. Elle passe aussi, symboliquement, par des dénominations rassurantes : partis de la Liberté aux Pays-Bas et en Autriche, parti des Démocrates en Suède, etc.

Néonazisme, anti-immigration, populisme (au sens de la défense du peuple face aux élites), ultranationalisme et souverainisme, euroscepticisme voire europhobie, enracinement ruraliste ou localiste, sécuritarisme et autoritarisme, rhétorique anti-système et anti-partis traditionnels : nous avons là toute la palette des composantes de l’ED, dont le « mix » et la hiérarchie varient selon l’histoire nationale et les rapports de force politiques.
Ces partis divergent sur le plan économique (socialisants contre libéraux, parfois climato-sceptiques), culturel et religieux (plus ou moins traditionalistes, défendant les valeurs chrétiennes ou la laïcité) et de  la politique extérieure (alignement ou non sur Moscou ou sur les États-Unis).
Mais un socle commun est identifiable :
1) rejet de l’immigration et glorification de l’identité ;
2) souverainisme ;
3) autoritarisme et sécuritarisme.

Ce qui se passe au Parlement Européen est la résultante de ces tendances nationales. On observe une montée en puissance de la droite nationaliste-conservatrice eurosceptique, le groupe des Conservateurs et réformistes européens (ECR), dont Georgia Meloni est l’ex-présidente et dont sont membres le parti polonais Droit et justice (PiS), les « Frères d’Italie » et Vox. Sur une frange plus radicale, identitaire, anti-immigration et europhobe, Identité et Démocratie (ID), où siègent la Ligue du Nord italienne, le RN et l’AFD, bénéficie d’un nombre de sièges comparable. Ensemble, ces deux groupes pèsent 126 sièges sur 705, soit 18% du Parlement.
Depuis plusieurs mois, un projet de coalition entre le Parti populaire européen (PPE) et ECR, gagne du terrain dans les cercles européens et nationaux. L’éventualité pour l’ID de s’y associer paraît peu crédible, ce groupe étant opposé aux sanctions contre la Russie, contrairement à ECR. Sans bâtir de scénarios sur les regroupements possibles à l’issue des élections de juin 2024, il faut considérer que ces groupes, même non unis sous une même bannière, créeront des alliances d’opportunité, susceptibles d’imposer leur vote. Leur rapprochement récent avec le PPE sur des dossiers essentiels comme celui du Pacte Vert en est un signe annonciateur.

Cinq raisons nous semblent expliquer la percée de l’ED :

  1. L’enjeu premier des migrations avec une volonté populaire de fermer les frontières nationales aux migrants dont les cultures sont vécues comme incompatibles, voire menaçantes pour les valeurs traditionnelles. L’UE est considérée comme trop permissive vis-à-vis des étrangers. Ses difficultés à définir une politique commune, le bilan mitigé des accords de Schengen sur la protection des frontières extérieures et certaines incohérences de la politique migratoire, comme l’accord financier conclu il y a quelques années avec la Turquie, sont autant de facteurs amplificateurs.
  2. La montée en puissance de l’ED est aussi une réponse aux forces centrifuges de la dérégulation économique et financière. Pour de nombreux Européens fragilisés et inquiets pour leur avenir, l’UE, abusivement réduite par l’ED à « l’Europe de Bruxelles », fait figure de coupable idéal, incapable de les protéger des excès de la mondialisation. Les crises économiques successives sont venues accentuer cette défiance, sur fond de politique sociale européenne trop timide car régulièrement battue en brèche par les pays scandinaves, les Pays-Bas et l’Autriche, attachés à préserver leur modèle national.
  3. Le succès de l’ED s’explique également par le manque de vitalité idéologique des partis traditionnels. S’y ajoute une crise récente du centrisme européen : les quatre partis du groupe Renew (dont le parti français Renaissance) subissent une baisse de crédibilité dans les sondages. La difficulté du fonctionnement démocratique institutionnel à définir un horizon collectif est aussi un facteur d’insatisfaction croissante et d’envie, au moins symbolique, de « renverser la table ».
  4. Un aspect conjoncturel ne doit pas être négligé : face à deux crises majeures, la pandémie puis la guerre en Ukraine, l’UE a apporté la preuve de sa capacité de résistance et d’adaptation aux chocs externes et a effectué quelques pas vers plus d’intégration. Cette solidité inattendue et le « spectre » du fédéralisme ne peuvent que servir de repoussoir à des partis nationalistes europhobes.
  5. Enfin, un système très élaboré d’influence numérique, ciblant particulièrement les jeunes publics, bénéficiant du soutien de riches alliés nord-américains ainsi que d’autres puissances étrangères, permet à l’ED d’occuper une place disproportionnée sur la toile.

On pourra objecter que Victor Orban n’est plus au faîte de sa gloire, que le PiS s’essouffle, que Vox vient de régresser aux législatives. On rappellera que plusieurs petits pays européens (Portugal, Irlande, Luxembourg..) sont épargnés par l’ED. Pour autant, la possibilité d’une prise de pouvoir de l’ED en 2024, seule ou en partage, ne doit pas être négligée.
Ne tombons pas dans le piège d’un rationalisme malvenu face à l’inimaginable, n’oublions pas l’élection de Donald Trump et le Brexit !
Pour faire barrage à cette « vague noire », il n’est plus temps de brandir l’étendard des valeurs. Cette entourloupe idéologique prospère auprès d’une opinion publique profondément déçue par l’incapacité des partis classiques à répondre à ses souffrances. C’est ce terreau-là que les partis de la démocratie doivent faire disparaître en pensant une alternative solide et crédible sans ostraciser les partisans de l’ED.
À ce titre, concilier la préférence populaire pour un niveau moins élevé d’immigration et la nécessité de se montrer accueillant avec les nouveaux venus représente un défi incontournable.
Quant à la tentation du reniement de ses convictions européennes par une partie de la droite, par pur opportunisme électoral, elle ne pose pas seulement une question morale. S’associer à des partis qui n’ont de cesse de l’affaiblir, c’est livrer définitivement l’Europe à la domination des grandes puissances. Avec comme premières victimes, les citoyens européens.

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