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En France, les intentions de vote aux européennes de juin 2024 font du RN le grand gagnant avec 32%. Contre 23% aux élections de 2019, soit une progression de 40% en 5 ans. Cette percée s’inscrit dans un large mouvement de fond européen.
La Hongrie, la Pologne et l’Italie sont gouvernées par l’extrême-droite (ED). Celle-ci fait partie de larges coalitions gouvernementales ou les soutient activement en Slovaquie, Lettonie et Suède, aux Pays-Bas et en Finlande où, après trois mois de négociations et une campagne menée contre l’immigration et l’UE, le mouvement national-populiste des Vrais Finlandais a rejoint le gouvernement. Elle est bien implantée en Allemagne, avec des scores importants de l’AFD dans les régions de l’Est. En Espagne, la domination de Vox dans des scrutins locaux n’a heureusement pas débouché sur une coalition avec la droite à l’issue des législatives du 23 juillet. L’hypothèse reste valable en revanche pour l’Autriche avec un possible retour au pouvoir du FPÖ aux prochaines élections.
Le concept de « cordon sanitaire », né en Belgique à la fin des années 1980 en réaction à la montée du parti d’extrême-droite flamande, ne fonctionne plus. La frontière entre droite et ED s’efface progressivement, des partis conservateurs reprenant les thèmes de prédilection de d’ED.
Cette porosité n’épargne pas totalement la gauche : les sociaux-démocrates danois doivent leur maintien au pouvoir à des mesures sévères contre l’immigration. L’ED s’installe au cœur de nombreuses démocraties européennes, dans un double processus de dédiabolisation de ses idées et d’hybridation avec les partis conservateurs. Cette normalisation passe par l’abandon de la rhétorique anti-européenne au profit de l’Europe des Nations ainsi que par un gommage de surface des pulsions autoritaires. Elle passe aussi, symboliquement, par des dénominations rassurantes : partis de la Liberté aux Pays-Bas et en Autriche, parti des Démocrates en Suède, etc.
Néonazisme, anti-immigration, populisme (au sens de la défense du peuple face aux élites), ultranationalisme et souverainisme, euroscepticisme voire europhobie, enracinement ruraliste ou localiste, sécuritarisme et autoritarisme, rhétorique anti-système et anti-partis traditionnels : nous avons là toute la palette des composantes de l’ED, dont le « mix » et la hiérarchie varient selon l’histoire nationale et les rapports de force politiques.
Ces partis divergent sur le plan économique (socialisants contre libéraux, parfois climato-sceptiques), culturel et religieux (plus ou moins traditionalistes, défendant les valeurs chrétiennes ou la laïcité) et de la politique extérieure (alignement ou non sur Moscou ou sur les États-Unis).
Mais un socle commun est identifiable :
1) rejet de l’immigration et glorification de l’identité ;
2) souverainisme ;
3) autoritarisme et sécuritarisme.
Ce qui se passe au Parlement Européen est la résultante de ces tendances nationales. On observe une montée en puissance de la droite nationaliste-conservatrice eurosceptique, le groupe des Conservateurs et réformistes européens (ECR), dont Georgia Meloni est l’ex-présidente et dont sont membres le parti polonais Droit et justice (PiS), les « Frères d’Italie » et Vox. Sur une frange plus radicale, identitaire, anti-immigration et europhobe, Identité et Démocratie (ID), où siègent la Ligue du Nord italienne, le RN et l’AFD, bénéficie d’un nombre de sièges comparable. Ensemble, ces deux groupes pèsent 126 sièges sur 705, soit 18% du Parlement.
Depuis plusieurs mois, un projet de coalition entre le Parti populaire européen (PPE) et ECR, gagne du terrain dans les cercles européens et nationaux. L’éventualité pour l’ID de s’y associer paraît peu crédible, ce groupe étant opposé aux sanctions contre la Russie, contrairement à ECR. Sans bâtir de scénarios sur les regroupements possibles à l’issue des élections de juin 2024, il faut considérer que ces groupes, même non unis sous une même bannière, créeront des alliances d’opportunité, susceptibles d’imposer leur vote. Leur rapprochement récent avec le PPE sur des dossiers essentiels comme celui du Pacte Vert en est un signe annonciateur.
Cinq raisons nous semblent expliquer la percée de l’ED :
- L’enjeu premier des migrations avec une volonté populaire de fermer les frontières nationales aux migrants dont les cultures sont vécues comme incompatibles, voire menaçantes pour les valeurs traditionnelles. L’UE est considérée comme trop permissive vis-à-vis des étrangers. Ses difficultés à définir une politique commune, le bilan mitigé des accords de Schengen sur la protection des frontières extérieures et certaines incohérences de la politique migratoire, comme l’accord financier conclu il y a quelques années avec la Turquie, sont autant de facteurs amplificateurs.
- La montée en puissance de l’ED est aussi une réponse aux forces centrifuges de la dérégulation économique et financière. Pour de nombreux Européens fragilisés et inquiets pour leur avenir, l’UE, abusivement réduite par l’ED à « l’Europe de Bruxelles », fait figure de coupable idéal, incapable de les protéger des excès de la mondialisation. Les crises économiques successives sont venues accentuer cette défiance, sur fond de politique sociale européenne trop timide car régulièrement battue en brèche par les pays scandinaves, les Pays-Bas et l’Autriche, attachés à préserver leur modèle national.
- Le succès de l’ED s’explique également par le manque de vitalité idéologique des partis traditionnels. S’y ajoute une crise récente du centrisme européen : les quatre partis du groupe Renew (dont le parti français Renaissance) subissent une baisse de crédibilité dans les sondages. La difficulté du fonctionnement démocratique institutionnel à définir un horizon collectif est aussi un facteur d’insatisfaction croissante et d’envie, au moins symbolique, de « renverser la table ».
- Un aspect conjoncturel ne doit pas être négligé : face à deux crises majeures, la pandémie puis la guerre en Ukraine, l’UE a apporté la preuve de sa capacité de résistance et d’adaptation aux chocs externes et a effectué quelques pas vers plus d’intégration. Cette solidité inattendue et le « spectre » du fédéralisme ne peuvent que servir de repoussoir à des partis nationalistes europhobes.
- Enfin, un système très élaboré d’influence numérique, ciblant particulièrement les jeunes publics, bénéficiant du soutien de riches alliés nord-américains ainsi que d’autres puissances étrangères, permet à l’ED d’occuper une place disproportionnée sur la toile.
On pourra objecter que Victor Orban n’est plus au faîte de sa gloire, que le PiS s’essouffle, que Vox vient de régresser aux législatives. On rappellera que plusieurs petits pays européens (Portugal, Irlande, Luxembourg..) sont épargnés par l’ED. Pour autant, la possibilité d’une prise de pouvoir de l’ED en 2024, seule ou en partage, ne doit pas être négligée.
Ne tombons pas dans le piège d’un rationalisme malvenu face à l’inimaginable, n’oublions pas l’élection de Donald Trump et le Brexit !
Pour faire barrage à cette « vague noire », il n’est plus temps de brandir l’étendard des valeurs. Cette entourloupe idéologique prospère auprès d’une opinion publique profondément déçue par l’incapacité des partis classiques à répondre à ses souffrances. C’est ce terreau-là que les partis de la démocratie doivent faire disparaître en pensant une alternative solide et crédible sans ostraciser les partisans de l’ED.
À ce titre, concilier la préférence populaire pour un niveau moins élevé d’immigration et la nécessité de se montrer accueillant avec les nouveaux venus représente un défi incontournable.
Quant à la tentation du reniement de ses convictions européennes par une partie de la droite, par pur opportunisme électoral, elle ne pose pas seulement une question morale. S’associer à des partis qui n’ont de cesse de l’affaiblir, c’est livrer définitivement l’Europe à la domination des grandes puissances. Avec comme premières victimes, les citoyens européens.
Félicitations Patrick pour ce point de vue engagé, avec un argumentaire de mon point de vue très solide, qui devrait stimuler le débat d’opinions ! Une interrogation, aussi, sur le positionnement des partis écologistes, pendant la campagne électorale à venir, qui avaient réussi à « créer la surprise » en 2019