L’Europe de l’énergie

Anne Houtman
Les derniers articles par Anne Houtman (tout voir)

Parler d’énergie en Europe, c’est parler de la construction européenne, de ses petits pas comme de ses bonds en avant, de ses blocages et de ses accélérations, de la force de son Union et de ses tensions internes entre compétences européennes et souveraineté nationale, des avantages de sa diversité et des difficultés qu’elle pose, de son attachement au marché mais aussi de ses préoccupations sociales et environnementales. L’histoire européenne a commencé avec la création d’un marché commun du charbon par le traité CECA et celle d’un marché commun nucléaire par le traité Euratom. Avec le Pacte Vert pour l’Europe, c’est dans sa transition énergétique – déjà bien entamée – qu’elle vit probablement sa plus profonde transformation.

Dès la fin des années 1960, le charbon a cessé d’être la principale source d’énergie en Europe, remplacé par le pétrole, lui-même en concurrence croissante avec le gaz à partir des années 1980 et le traité CECA a pu expirer à son terme en 2002 après 50 ans de bons et loyaux services, y compris dans le domaine social pour faciliter les restructurations nécessaires. L’énergie n’apparaissait cependant pas dans le traité de Rome : il a fallu attendre la signature du traité de Lisbonne en 2007 pour qu’un article y soit consacré (article 194 TFUE). Chaque État membre a ainsi développé au cours des décennies ses propres sources d’approvisionnement, des réseaux et des règles techniques sur une base purement nationale, et des entreprises publiques verticalement intégrées en situation de monopole. L’Europe a aussi été largement absente lors des crises du pétrole, les États membres réagissant en ordre dispersé.

L’Europe de l’énergie s’est construite progressivement autour des trois objectifs énoncés dans le traité de Lisbonne : la réalisation d’un marché européen de l’énergie s’appuyant sur des réseaux interconnectés, la sécurité d’approvisionnement et enfin, dans le contexte de la lutte contre le changement climatique, l’efficacité et la sobriété énergétique ainsi que le développement des énergies renouvelables. Dans un premier temps, chacun de ces trois objectifs a été poursuivi largement indépendamment des deux autres. Il est cependant rapidement apparu qu’ils étaient étroitement liés et que les mesures destinées à les promouvoir présentaient des synergies fortes. La sécurité d’approvisionnement ne devient réellement une question européenne que si les marchés sont intégrés et c’est l’interconnexion des marchés qui permet de faire jouer la solidarité entre États membres en cas de crise. La réduction de la demande d’énergie et le développement des renouvelables réduit la dépendance de l’Europe aux importations de sources extérieures, et l’intégration des marchés permet d’en réduire les coûts. En même temps, le fonctionnement du marché intérieur de l’électricité a dû être adapté à une part croissante de sources variables. Le projet d’une Union de l’énergie en 2015 consacre ces liens et le Pacte vert européen en développe tout le potentiel en préparant un système énergétique européen intégré, durable et résilient.

Un marché européen de l’énergie

Si l’Acte unique a permis de sortir l’Europe de longues années de crise, le projet d’achever un grand marché européen qu’il permettait de promouvoir a été à l’origine d’un changement radical encore en cours dans l’intégration et l’organisation des marchés européens du gaz et de l’électricité. Après des débuts controversés, l’ouverture de ces marchés s’est faite très progressivement en trois étapes, avec des « paquets » de mesures adoptées en 1996 (pour l‘électricité) et 1998 (pour le gaz), 2003 et 2009. Cette ouverture a permis aux consommateurs de s’approvisionner auprès du fournisseur de leur choix et repose sur un principe d’accès des tiers aux réseaux et sur le « dégroupage » des activités commerciales (production et fourniture) de la gestion – régulée – des réseaux qui constituent des monopoles naturels. Des entités ont été créées pour permettre une coopération étroite entre les gestionnaires de réseau (Réseau européen des Gestionnaires de Réseau de gas, REGR‑g, et d’électricité, REGR‑e) et entre les régulateurs nationaux (Agence pour la Coopération des Régulateurs de l’Energie, ACER) qui doivent être indépendants de l’industrie et des gouvernements. Des codes de réseau ou lignes directrices européennes permettent d’harmoniser progressivement les règles techniques pour assurer le bon fonctionnement du marché.

La fixation d’objectifs de plus en plus ambitieux en matière de renouvelables, initiée dès 2001 dans le secteur de l’électricité, a contribué à leur diffusion et à rendre les coûts du solaire et de l’éolien de plus en plus compétitifs. Avec le « Paquet Énergie Propre pour tous les Européens » (dit « CEP »), les règles du marché de l’électricité ont donc été adaptées en 2019, à la fois pour mieux inscrire ces sources dans une logique de marché et pour adapter le marché à leur variabilité en le rendant plus flexible grâce au stockage, à la gestion de la demande, à une meilleure utilisation des interconnexions et à des transactions plus proches du temps réel. Le CEP porte aussi une attention particulière au problème de la précarité énergétique.

La sécurité d’approvisionnement

L’accès ininterrompu à l’énergie est indispensable au développement et au bon fonctionnement d’une économie et la certitude de pouvoir accéder aux ressources charbonnières importantes de l’Allemagne a joué un rôle important dans la signature du traité CECA par la France. La crise du Canal de Suez en 1956 a révélé très tôt la fragilité de l’Europe pour son approvisionnement en pétrole et lorsque la première crise du pétrole a éclaté en 1973, l’Europe avait déjà instauré un système de stockage obligatoire.

Ce n’est cependant qu’après l’élargissement de 2004, les conflits gaziers russo-ukrainiens successifs affectant certains des nouveaux États membres, et l’escalade militaire en Crimée et au Donbass que l’Union européenne a adopté en 2014 une véritable stratégie européenne de sécurité d’approvisionnement. Cette stratégie repose entre autres sur la diversification des sources, notamment avec le GNL et les renouvelables, un engagement de parler d’une seule voix dans l’action extérieure, une coordination étroite entre les États membres avec un principe de solidarité que permettent des flux renversés à chaque interconnexion, ainsi que la préparation au risque sur la base de plan d’action préventive et de plans d’urgence préparés sur une base régionale. Cette approche est à la base d’un règlement de 2017 pour le gaz et de règles semblables pour l’électricité mutatis mutandis dans un règlement de 2019.

Durabilité et résilience du système énergétique

Dès le début des années 1990, l’Europe a souhaité exercer un leadership au niveau mondial dans la lutte contre le changement climatique du fait à la fois de sa responsabilité historique dans l’accumulation de gaz à effets de serre (GES) dont l’effet est planétaire, de sa part de plus en plus réduite (descendue aujourd’hui à 8%) dans le total des émissions mondiales et des conséquences du changement climatique qui l’affectent particulièrement. Ses engagements successifs de réduction de ses émissions sont allés de pair avec les périodes d’engagement au niveau international, Kyoto 1 (8% d’ici 2012 par rapport à 1990), Kyoto 2 (20% d’ici 2020) et, depuis 2015, l’Accord de Paris (40% d’ici 2030) et se sont accompagnés de mesures de plus en plus élaborées et d’application de plus en plus large, en priorité, pour modérer sa demande d’énergie, et ensuite pour décarboner sa consommation grâce aux renouvelables, les émissions résiduelles devant être compensées par des technologies de captage et séquestration – ou usage – du carbone et surtout par la reforestation et d’autres mesures de gestion des terres. L’Europe a ainsi pu atteindre ses objectifs de 20% de réduction de la demande et de 20% de part de renouvelables qu’elle s’était fixés pour 2020.

Le rapport spécial du GIEC de 2018 a montré l’urgence à agir et à éviter un dépassement du seuil d’1,5°C de réchauffement. C’est pour répondre à ce défi que la Commission européenne a présenté en décembre 2019 son Pacte Vert pour l’Europe avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et qu’elle a relevé en conséquence l’objectif de réduction des émissions à 55% d’ici 2030. De tels objectifs exigent une forte accélération des efforts de décarbonation de l’énergie. L’énergie, et plus particulièrement la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel/GNL), est en effet responsable de plus de 75% des émissions européennes de GES et ces énergies satisfont encore près de 80% de notre consommation finale. La Commission européenne proposera donc d’ici l’été de renforcer le système européen d’échanges de quotas d’émission et de relever les objectifs de 32,5% de réduction de la demande et de 32% de part de renouvelable d’ici 2030 qui avaient été fixés en 2018 pour mettre en œuvre notre engagement dans l’Accord de Paris.

Les mesures à prendre doivent être à la hauteur de l’ambition. Elles concerneront cette fois aussi nos émissions importées à travers un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières encore à définir et une attention aux émissions de méthane. Elles prévoient une accélération des efforts de rénovation des bâtiments et du déploiement des renouvelables, en particulier l’offshore. Enfin la Commission a adopté une stratégie pour réformer le système énergétique en le planifiant et en l’opérant comme un tout intégré, avec des liens bi-directionnels entre sources, vecteurs, infrastructures et secteurs de consommation. Un tel système sera plus décentralisé, avec un rôle actif des consommateurs, plus circulaire, grâce à la récupération d’énergie résiduelle, et plus électrifié, notamment dans le transport. Le gaz naturel y jouera encore un rôle de transition pour être progressivement décarboné ensuite, avec par exemple de l’hydrogène vert pour alimenter certaines industries ou transports lourds difficiles à décarboner.

Cette transformation du système énergétique pourra s’appuyer sur une nouvelle « boussole numérique » européenne et plus généralement sur une politique industrielle « verte » qui entend maintenir ou renforcer le leadership européen dans de nombreuses technologies propres, et inclut des initiatives dans des domaines tels que les industries intensives en énergie, les batteries ou les matières premières critiques nécessaires à cette transition. Les investissements nécessaires sont énormes – il faut mobiliser au moins 1000 milliards sur les 10 prochaines années – et leur financement devrait provenir principalement du privé, avec l’appui des budgets nationaux et d’un budget européen renforcé pour la relance économique post-covid dont 30% seront consacrés à l’action climatique, ainsi que de mesures pour développer la finance durable.

Enfin cette transition énergétique doit se faire pour les citoyens, qui bénéficieront d’une plus grande qualité de vie dans un meilleur environnement, et surtout, avec les citoyens : les enjeux sociaux et sociétaux de la transition ne sont ni négligeables ni négligés par l’Europe avec, d’un côté, un Pacte Climat qui rassemble les acteurs locaux et de la société civile pour consulter, informer, susciter des initiatives et amener les changements de comportements indispensables et, de l’autre, un Mécanisme pour une Transition Juste destiné à aider les travailleurs et les régions les plus touchés par la transition.

1 commentaire

Baudouin Baudru

Bravo à Anne Houtman pour ce résumé historique et actualisé de la politique européenne de l’énergie d’une clarté et dune pertinence remarquables !

Baudouin Baudru

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.