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La politique des langues de l’Union européenne reflète la diversité linguistique et culturelle de ses composantes sous deux aspects : d’une part, la promotion de l’apprentissage et de la diffusion des langues, d’autre part, une pratique d’interprétation et de traduction des actes juridiques et politiques majeurs.
Quant à ce second aspect qui est l’objet de cet article, le multilinguisme institutionnel ou « régime linguistique » constitue un cadre juridique très stable depuis les origines de l’Union européenne. À la différence des organisations internationales (les Nations unies par exemple ont six langues officielles, le Conseil de l’Europe en a deux), l’UE a autant de langues officielles que de langue officielle (au moins une) dans chaque État membre, à son choix. Au fil des élargissements, les langues des nouveaux États membres se sont ajoutées aux quatre langues. Chaque version des traités produit des effets juridiques de manière égale.
Le règlement n° 1 du Conseil, du 15 avril 1958 fixe les langues officielles et de travail des institutions : la législation entre en vigueur une fois publiée au Journal officiel de l’Union dans les 24 langues. Ce règlement inscrit aussi le droit des personnes à s’adresser aux institutions dans la langue officielle de leur choix et à recevoir une réponse dans la même langue. Le droit européen n’a en effet pas pour seuls destinataires les États mais également les acteurs privés qui peuvent s’en prévaloir devant le juge national ou européen.
Dans le même temps, tout n’est pas disponible dans toutes les langues officielles, loin s’en faut. Chaque institution et organe de l’UE a adapté le régime linguistique interne selon ses besoins. La Commission par exemple ne publie dans (toutes) les langues officielles que les documents politiques majeurs, soit environ un tiers du total. Depuis 1995 et surtout 2004, la très grande majorité des « originaux » est rédigée en anglais.
Le présent article retrace les évolutions du régime linguistique rendues nécessaires par les élargissements ainsi que par les approfondissements du cadre juridique de l’UE. L’augmentation des langues officielles de l’UE a été considérable en 2004, avec l’adhésion en bloc de dix nouveaux États et l’introduction de neuf nouvelles langues. En outre, certains États membres ont demandé la reconnaissance de nouvelles langues officielles (en 2005, ce fut le cas de la langue irlandaise, ou gaélique irlandais) et pour certaines grandes langues régionales, un statut de « langues additionnelles » (les versions dans ces langues ne font pas foi) : les résidents basques, catalans et galiciens puis, à compter de 2008, ceux du pays de Galles et d’Écosse peuvent utiliser leur langue régionale dans les échanges avec les institutions.
Par ailleurs, le multilinguisme européen accompagne l’approfondissement des droits des personnes et le développement de la citoyenneté européenne, notamment depuis le traité de Lisbonne. Ce dernier et la Charte des droits fondamentaux (articles 21 et 22) portent des accents nouveaux sur le respect de la diversité et sur la lutte contre la discrimination dans l’environnement juridique de l’Union européenne. Ceci place la langue au premier plan pour les droits des personnes dans les politiques sectorielles, en particulier dans les procédures pénales (droit à un procès équitable et droits de la défense).
La citoyenneté européenne elle aussi, notamment le droit de participer à la vie démocratique de l’Union (article 10 TUE), entraine de fait une extension des droits linguistiques. Plusieurs instruments sont à disposition comme les pétitions adressées au Parlement européen ou les initiatives citoyennes demandant des législations nouvelles. Faute d’indication précise dans les traités, des solutions pratiques sont trouvées pour alimenter le débat démocratique européen prévu à l’article 11 TUE : le portail internet europa.eu commun à toutes les institutions publie dans un nombre de langues variable, selon les besoins des visiteurs ; certaines plateformes intègrent la traduction automatique.
L’article retrace la jurisprudence pertinente par laquelle le juge contrôle et clarifie les aménagements du régime linguistique. Il n’y a pas de droit général à l’accès aux documents de l’Union dans les langues officielles et de travail (arrêt Kik c/ OHMI, affaire C‑361). Ainsi dans les domaines techniques, il est possible de publier les dispositions de droit européen dans quelques langues et l’argument coût-efficacité est admissible pour limiter le régime linguistique dans les dispositions de nature économique notamment (par exemple en matière de propriété intellectuelle).
Inversement, le juge a censuré l’organisation des concours dans un nombre limité de langues qui avait été mise en place après 2004 pour réduire les coûts. En 2015, par un important renversement de jurisprudence, le juge a estimé que toute limitation de ce type est en soi discriminatoire et donc contraire au droit européen : elle doit être motivée, conforme à un objectif d’intérêt général et susceptible d’un contrôle juridictionnel.
Le multilinguisme n’a cessé d’être vecteur d’intégration puissant dans les élargissements successifs de l’Union européenne et l’approfondissement du droit européen, d’une union économique à une union de citoyens. Les dérogations et limitations du régime linguistique sont soumises à l’encadrement strict du juge au regard des principes d’égalité de traitement, de non-discrimination, de proportionnalité, etc.).
Au total, l’article fait valoir que le multilinguisme, bien plus que simple pratique communicationnelle, est un cadre évolutif mais solide pour l’action de l’Union européenne.
Ceci est un résumé de l’article paru dans la Revue du droit de l’Union européenne 2/2023, ISBN 978-2-8027-7388-7 Les vues exprimées dans l’article représentent une opinion strictement personnelle.