Le cynisme d’une Amérique aux abois…

Philippe Tabary
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La scène était à ce point inacceptable qu’elle est d’entrée de jeu passée dans l’histoire de la diplomatie et sans doute dans l’histoire tout court. Voir le président de l’Ukraine humilié et injurié comme il l’a été dans le bureau ovale de la Maison Blanche est l‘illustration même du cynisme américain tel qu’on le retrouve à la moindre incartade hors des chemins battus du protocole. Et cela, dans les lieux mêmes où, quatre ans plus tôt, Donald Trump avait lancé ses partisans à l’assaut des lieux officiels d’un pouvoir que les électeurs venaient de lui refuser ! Et le coup était bien monté, diaboliquement orchestré : pour avoir beaucoup fréquenté ces sphères des entretiens de haut niveau, je puis en témoigner en relevant quelques détails qui semblent avoir échappé à beaucoup d’observateurs, tant les coups d’éclat étaient mûrement calculés et époustouflants.

En premier lieu, les ordonnancements du protocole ont toujours un côté immuable, patiné par l’expérience et lourd de sens : on se souviendra longtemps de la scène à Ankara où le Président turc Erdogan attire ses deux visiteurs de l’exécutif européen, le Président du Conseil Michel et la Présidente de la Commission Mme von der Layen, pour un entretien face aux caméras : stupeur de la délégation européenne à son arrivée sur le plateau officiel : il n’y a qu’un siège pour les deux représentants, manière pour l’invitant de ridiculiser cette répartition des pouvoirs dans l’ensemble institutionnel bruxellois. Avec sans doute aussi en toile de fond le pied-de-nez au fait qu’une femme puisse prétendre exercer des pouvoirs aussi étendus, et damer le pion à son vis-à-vis masculin, dans un pays où sévit encore la chasse gardée masculine, sans entrave ni partage. Et non moins grande stupeur des observateurs et de la Présidente de la Commission quand le Belge Charles Michel s’assied dans l’un des deux fauteuils sans se soucier de sa vis-à-vis. Il s’est ce jour-là frappé à vie d’un ridicule qui aurait dû le conduire à démissionner mais qui, à défaut, l’a mené à une répudiation unanime, sans appel et définitive : la fin de son mandat en a été ternie et jamais il n’a été question de le reconduire dans des fonctions durablement éclaboussées tandis que l’oubliée du jour était plébiscitée unanimement pour un nouveau quinquennat !

De la même manière à Washington : la mise en scène avait été peaufinée pour entrainer le Président ukrainien dans la fosse aux outrages et à l’humiliation. D’abord, il est clairement établi qu’en cas d’entretien à haut niveau, le nombre d’intervenants doit être égal dans chaque camp, et que seul un délégué prend la parole. En laissant le vice-président Vance interpeller le visiteur ukrainien, D. Trump enfreint une première règle de savoir-vivre diplomatique. Pire encore, en permettant à un journaliste manifestement bien chapitré au préalable, d’interpeller M. Zelensky, et en des termes vifs complètement hors de propos et de lieu là encore, il donne l’impression, manifestement bien calculée, que son visiteur est aux abois et que lui seul, D. Trump, est à même de le protéger contre les autres et contre lui-même. On le voit, le protocole n’est pas fait que de ronds-de-jambe, et quand bien même : ceux-ci ont leur raison d‘être et de perdurer. Ils visent à permettre des échanges sereins, et à mettre sur un pied d’égalité, fût-il illusoire et temporaire, les interlocuteurs du moment. M. Zelensky était allé à Washington, pas à Canossa.

Pire : dans le choix des mots, volontiers blessants et qui relevaient du vocabulaire de saloon et non de chancellerie, D. Trump a montré qu’il était resté, encore et toujours, le candidat à sa réélection, l’homme en campagne pataugeant dans un univers et une atmosphère où tous les coups sont permis, et nullement le Président attaché à la hauteur de vue de sa fonction, l’homme qui cherche à rassembler et à ressembler. : tout en lui est fait pour se distinguer et pour écraser les autres comme il le faisait si bien dans ses shows télévisés de jadis.
Telle est effectivement la mentalité du yankee de base, celui-là même qui se flatte d’avoir conquis les grands espaces de l’Ouest, le célèbre Far West, en oubliant de dire à quel prix.
Il me souvient qu’un jour de discussions acharnées avec ou contre une délégation des organisations professionnelles des farmers américains qui ne comprenaient pas, et dénonçaient véhémentement comme un scandale le fait que nous subventionnions les exploitations, généralement très modestes, dans les régions les plus défavorisées, leur permettant ainsi de vivre et de survivre, nos visiteurs clamaient que c’était là un gaspillage de l’argent public et qu’il suffisait selon eux de les laisser mourir de leur belle mort et le problème serait réglé, j’avais lancé, outré, la répartie que nous avions développé notre agriculture en défrichant les terres et en assainissant les marais et eux en massacrant les Indiens, chacun sa méthode !
C’étaient là des propos dénonciateurs et qui ne sortirent pas de la pièce et de la coulisse, mais ce qui peut s’admettre au niveau des experts est inacceptable sur le plan diplomatique et feutré des représentations officielles ! Là est toute la différence.

On mesure dans ce clash mémorable mais finalement pitoyable en soi toute la différence de mentalité entre les Américains et les Européens : nous sommes unis dans la diversité, ils sont arcboutés sur leur unité, purement artificielle si on examine leur société, mais qui est le mythe fédérateur autant que le principe directeur : on n’en est plus à la fin de la guerre de sécession !
Chez nous le dialogue avec ce qu’il peut avoir parfois d’usant et d’abusant, chez eux le modèle unique, fait de libertés mais jusqu’à un certain point : combien de leaders d’opinion, de politiciens d’hommes d’affaires liquidés dans des règlements de comptes ou des attentats jamais totalement élucidés.
Finalement on en revient à une célèbre plaisanterie qui veut que les Français aient offert aux USA la statue de la liberté, mais qu’ils l‘aient installée le dos tourné à l’Amérique pour ne pas voir ce qui s’y passe !

Publié par Philippe Tabary

A travaillé 35 ans dans les institutions européennes (Banque européenne d'investissement, Commission), Conférencier Team Europe Direct, Président de la Maison de l'Europe de la Grande Thiérache, Journaliste et linguiste de formation

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