Philippe Tabary

L’Europe : des impossibles dépassés

Notre époque si friande de célébrations et commémorations en tous genres a largement passé sous silence un anniversaire particulier en ce début d’année : celui des 30 ans du grand marché intérieur unique, selon l’expression – dû à une idée déjà ancienne de Paul-Henri Spaak – qui désignait la marche enfin accélérée vers une suppression des frontières intérieures et l’établissement d’un véritable « marché commun », alors même qu’on commençait à ne plus utiliser l’expression, si courante dans les années 1960.

Il faut de fait se replonger dans les hantises de l’époque, en particulier dans les régions frontalières, pour retrouver les transes et les outrances de cette notion de « grand marché », qui procédait simplement d’une notion de base de l’économie : la taille du marché détermine la rentabilité des investissements.
Or l’Europe, qui s’appelait encore Communauté Économique Européenne, restait fragmentée par bien des survivances de jadis, quand les frontières étaient bornées par contraint et les douaniers par définition. Un rapport célèbre, dû notamment à Michel Albert, connut ainsi un écho fracassant dans les enceintes diplomatiques et parlementaires, alors même qu’on se battait contre une montée inexorable du chômage et une apnée non moins inexorable des industries lourdes, dans un contexte de hausse du prix et d’incertitudes sur l’approvisionnement en énergie, pétrolière notamment : déjà !

Dénoncée par les uns comme une inexorable et coupable fuite en avant, saluée par les autres comme une avancée vers une économique stimulée par le marché, source de tous les biens (si c’était vrai, ça se saurait !), l’émergence du marché unique provoqua des traumatismes profonds dans les zones frontalières, avec la quasi-disparition des agences et des déclarants en douane.
Elle n’eut pas que cet aspect négatif, pour le moins inévitable : le rapport présenté au Parlement européen, et décliné ensuite dans chacun des pays, révélait que rien que pour le temps d’attente aux frontières intérieures, les paperasses, souvent en doublon, les blocages du vendredi soir au lundi matin, cette fragmentation prolongée du marché intérieur des Douze de l’époque représentait un manque à gagner équivalant au budget européen de l’époque, soit environ 120 milliards d’écus, la devise communautaire de l’époque.

Bien entendu, lorsque les barrières écriées s’estompèrent, les écus ne se mirent pas à jaillir du sol comme source miraculeuse, et les économies d’échelle furent vite absorbées par une productivité accrue et une compétitivité meilleure. Et il est bien connu que dans une telle évolution, seuls les perdants excellent à se placer au pied du Mur des Lamentations. Ceux qui ont atteint la Terre Promise de la veille se gardent bien pour leur part de le crier sur les toits. Et puis, un progrès en appelle un autre, et celui-là ne tarda pas à germer, ce fut l’euro !

Depuis lors, d’amélioration en simplification, la dimension intérieure du marché unique est un support de premier ordre pour les entreprises, et un tremplin pour celles qui veulent et peuvent se hisser sur le marché mondial, lui aussi révolutionné par les accords de l‘OMC en 1992, eux-mêmes présentés comme cataclysmiques et qui, aujourd’hui, connaissent leur 2e ou 3e génération, cette fois sur une base bilatérale Union-Nouvelle Zélande récemment, ou Union-Canada, ou encore Union- Afrique du sud, pour ne citer que certaines négociations en cours ou en gestation.
Et le simple fait que ces pourparlers et ces accords se déroulent sans provoquer les manifestations spontanées des années 1992 montre bien que là encore, on a intégré cette dimension et oublié cette dissension. Jusqu’à ne plus utiliser comme exutoire le mot « mondialisation », qui résumait et nourrissait toutes les hantises des uns, toutes les fainéantises des autres. Aujourd’hui, on l’a bien compris, même si c’est avec résignation : la mondialisation est une chance.
La catastrophe, ce serait une mondialisation sans règle du jeu. Comme un match de football sans arbitre ! Dans un monde qui évolue toujours, malgré les crises et parfois grâce à elles, le constat est facile à faire et résonne comme une évidence : l’Europe n’est faite que d’impossibles dépassés : à méditer face aux défis du futur immédiat, aux dépits d’un passé récent, aux espoirs à terme proche !
Car sans défi, ii n’y a pas de mérite ni d’espoir !

Publié par Philippe Tabary dans CECI dit, Philippe Tabary, 0 commentaire

Plus que jamais, l’Europe

Où que se porte le regard, c’est l’Europe qui interpelle, ici par sa présence, trop discrète assurément, et en tout cas trop largement méconnue. C’est parfois par son absence alors qu’elle, et parfois elle seule, aurait pu apporter une réponse adaptée aux circonstances, si seulement les Traités lui en avaient donné la compétence.
Un parfait exemple de cet ordre nous a été fourni par la pandémie du Covid et les réponses éparses, et parfois contradictoires, des services de santé, d’une région à l’autre et a fortiori d’un pays à l’autre. Ici encore l’absence d’une compétence commune, et d’une gestion commune, s’est fait sentir et ressentir, avec des mesures non cohérentes dans le temps, leur portée, leur contrôle, leur calendrier. Sans parler des commandes isolées qui firent le bonheur des fournisseurs, ravis d’avoir tant de clients crédules et pressés à la fois, sans qu’une autorité commune ne négocie les conditions, et d’abord les qualités et les prix, des équipements à fournir.
L’Europe, il est vrai, n’a ‑ou plutôt n’avait- pas compétence directe en matière de santé. Sans doute a‑t-on à cet égard oublié le triste exemple des vaches folles il y a 20 ans, et les leçons qu’alors on en avait tirées.

Un autre exemple de ce besoin d’Europe nous est quotidiennement fourni par l’introduction de la monnaie unique, et son comportement sur les marchés, son acceptation par tous les grands trésoriers de la planète, sa consécration parmi les grandes devises mondiales. Oubliées les réticences qui avaient précédé et retardé l’introduction de cette monnaie, après un essai malencontreux avec l’écu, dont le nom aurait pourtant été plus symbolique.
Mais l’usage a eu raison des bavardages et aujourd’hui, il ne viendrait plus à l’idée de personne d’envisager sérieusement une sortie de l’euro. Tout au contraire se précipite-t-on pour y entrer, au point que les 12 du départ se comptent désormais 19, auxquels viendra s’adjoindre la Croatie début 2023, la Bulgarie ayant manifesté son intention, légèrement différée, de rejoindre elle aussi cette cohorte monétaire et unitaire à la fois.

Sur un autre plan sensible, celui de la défense, l’Europe est là encore en position de transition très éloquente. L’idée initiale de Jean Monnet d’adjoindre au « marché commun » et à l’Euratom une CED (Communauté Européenne de Défense) s’était enlisée, on s’en souvient, dans les débats houleux et bourbeux de la IVe République, avec un ramassis de contraires débouchant sur une non-réponse : le renvoi en commission parlementaire par les Ponce Pilate à la petite semaine qui, alors, faisaient la pluie, ou plutôt, le mauvais temps systématique du régime.
Depuis lors, en créant une Union de l’Europe Occidentale, puis par des démarches bilatérales, autour de l’axe franco-allemand principalement, Bruxelles a multiplié les initiatives pour aboutir à un système européen de défense, à une coordination étroite, à une coopération multilatérale entre États membres, respectant la neutralité des uns, mais conduisant Suède et Finlande à rejeter ce dogme sacré de leur vie publique ! Ici, c’est la crise ukrainienne qui a fait ressentir, plus cruellement encore que la guerre des Balkans il y a 20 ans, la faiblesse coupable de ne pas disposer d’un commandement unique intégré. Gageons qu’à cet égard, les petits pas ne vont pas tarder à s’accélérer jusqu’à devenir marche commune.

On le constate chez les États membres actuels, et j’ose affirmer qu’on finira par le constater et l’entendre de l’autre côté de la Manche semblablement : ce n’est pas de moins d‘Europe que nous avons besoin, mais de plus, de mieux, dans une cohésion renforcée et avec des finances adaptées ; sait-on bien que le budget des Vingt-Sept équivaut au tiers de celui de la France, pour respectivement 450 et 67 millions d’habitants ?
Il urge à ce propos de donner à l’Union les moyens de ses ambitions, sinon elle sera condamnée à n’avoir que les ambitions de ses moyens. Transférer des parcelles de pouvoir à Bruxelles n’est pas dessaisir les capitales nationales, puisqu’au final, ce sont leurs représentants, au Conseil et au Parlement européen, qui ont le dernier mot. Aucun de nos pays, même le plus grand, n’est du reste assez fort pour tenir désormais tête seul aux « dis » du monde à venir. Il faut être diablement habile de fait pour promouvoir par exemple à la fois une lutte plus efface contre la faim dans le monde, et chez nous une agriculture moins productiviste et plus respectueuse de l’environnement. Ou pour financer la relance économique sur le Vieux Contient et en même temps des investissements pour aider le Tiers Monde à sortir de son sous-développement chronique. Là encore, seule l’Europe peut s’y engager, et sans être soupçonnée d’une quelconque forme d’impérialisme : la diversité de ses gouvernements, et les majorités qui les soutiennent d’un pays à l’autre, obligent à se mettre d’accord sur l’essentiel, et c’est cela qui compte, et qui attire !

Voilà bien ce qui attire les pays qui se sont hâtés de solliciter leur adhésion, et à qui on s’est hâté de donner acte de leur candidature : l’Ukraine, la Moldavie, et dans une certaine mesure la Géorgie, ont ainsi appelé de leurs vœux un rapprochement avec Bruxelles et la « maison commune » des Vingt sept, pour mieux endiguer le flux dévastateur du séculaire conquérant russe.
Tant d’empressement de part et d‘autre montre bien qu’on a compris l’essentiel, et qu’on suit particulièrement tout ce qui se dit et se fait à Bruxelles et ailleurs dans ce sens : née de la guerre, par deux fois cruellement répétée sur notre sol, par la suite durement en butte à des évolutions économiques dans lesquelles un pays seul aurait sombré, mais qu’ensemble ils ont pu surmonter, par leur complémentarité et leur solidarité, l’Europe c’est d’abord la paix.
Quand mieux qu’en ce moment le répéter ? Où mieux qu’en Ukraine le mesurer, l’apprécier, le désirer ?
Le constat ne fait que vérifier le mot de Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes ! ».

Publié par Philippe Tabary dans CECI dit, Philippe Tabary, 0 commentaire