Philippe Tabary

Entre le fer et l’enclume…

Les récentes poussées de fièvre du monde agricole, avec la montée au créneau d’interlocuteurs nouveaux, jusqu’alors infiniment discrets, a brutalement mis en exergue les difficultés et les inanités qui traversent ce métier, éternel et éternellement remis en question. Il ne s’agit pas simplement de subventions et de règlementations. Il y a d’abord l’expression d‘un mal-être profond, qui résulte lui-même d’une exposition à toutes les exigences, souvent les plus contradictoires, et à toutes les urgences, souvent bien plus latentes qu’on veut bien l’affecter.
Car notre agriculture, en France, en Europe, dans le monde, reste bien, par-delà sa débauche de techniques, de mécaniques et de subtilités agronomiques, le bras de fer éternel entre l’homme et la nature d’une part, l’homme et ses besoins alimentaires de l’autre. Et comme si souvent, l’Europe n’aura été que la résultante de ces différences et de ces divergences, sans en renier aucune mais en les accentuant toutes, et dès lors, en en rendant plus urgente la solution !

De fait, la Politique Agricole Commune, l’un des bases structurantes de l’Union européenne, avec pour pierre philosophale les accords de Stresa et les entretiens de Messine, a toujours consisté à concilier les contraires et à traiter sur un même pied d’égalité les petites exploitations familiales en autarcie et les grandes exploitations agro-industrielles les plus prospères.
En soi, l’exercice était indolore dans l’Europe des années 1960, qui ne produisait que 80% de ce qu’elle consommait et qui visait l’indépendance alimentaire afin d’économiser des devises précieuses pour d‘autres importations aussi indispensables, sur le plan énergétique ou industriel.
Tout autre est évidemment la situation de l’Europe actuelle, entre-temps élargie à des territoires nouveaux, parfois rivaux de la veille. Celle-ci produit 120% de ses besoins et se trouve ainsi amenée à, ou condamnée à, exporter. Première entorse au dogme de la libre circulation : pour stimuler l‘envol nécessaire des rendements tout a été mis en place afin d‘inciter chacun à produire plus. C’était l’époque folklorique où, pour éponger nos excédents de beurre, de crème, de viande, de vin nous exportions à grand renfort de subventions, en particulier vers les pays du Comecon, avec l’intercession sulfureuse du célèbre « baron rouge » JB Doumeng. Et au diable dans tout cela le bien-être animal, dont personne ne parlait, l’environnement, le respect des paysages, de la faune, de l‘eau, de la sécurité au travail, de la santé du consommateur.

Un premier virage a été la maîtrise des productions : l’introduction de quotas pour dépassement des volumes autorisés a été un tremblement de terre pour un métier acharné depuis toujours à lutter contre la famine toujours menaçant. Ainsi s’imposa l’idée d’extensification et même d’une jachère obligatoire, alors justifiée par la lutte contre les excédents avant de revenir aujourd’hui comme outil de protection de l’environnement.
Emblématique de cette réorientation pour cause de trop grand succès, l’introduction des quotas laitiers a été à l’agriculture européenne ce que Vatican II a été à l’Église catholique. Par-delà les écritures vénérables, les réalités s’imposaient : au-delà du dogme le denier du culte imprimait un cours nouveau, des recours inattendus. Il est du reste éloquent que si l’introduction de ces quotas fut véhémentement combattue par la profession, leur suppression un quart de siècle plus tard fit l’objet d’une même contestation par les professionnels, qui entre-temps s’y étaient parfaitement adaptés.

Traduite sous l’angle économique, cette évolution portait un message clair : au produire plus de la veille se substituait un produire mieux qui signifiait, au cas par cas, une plus grande valeur ajoutée des produits, une orientation plus étroite vers les préférences nouvelles du marché : moins de beurre, plus de fromage, des produits à plus forte valeur ajoutée et à qualité maximale, des ventes directes ou des circuits plus courts, une nouvelle bataille d’Hernani autour des OGM et surtout, message social autant que sociétal, l’irruption des produits bio, de la politique de qualité avec les AOP, les IGP etc.
Et en corollaire la diversité végétale, faunistique et floristique, ou encore le bien-être animal, lequel choque souvent lorsqu’il s’instaurer dans des débats où on parle bien peu du bien-être des hommes, et moins encore des femmes !

En parallèle, l’ouverture du marché mondial, nécessaire à une Europe qui vend autant qu’elle achète, mais avec des disparités selon les pays et les produits, a bouleversé réalités et mentalités. Désormais, l’agriculture n’apparait plus, ou si peu, comme un exemple de réussite économique ni comme le bras-de-fer qu’elle demeure fondamentalement avec les saisons ; elle semble être devenue un duel avec les raisons et les péroraisons. On se préoccupe du trèfle à quatre feuilles, des haies, des mares (qualifiées de prairiales pour faire plus sérieux), de nidification des oiseaux et de gite des lièvres là où la veille on aurait parlé de prélèvement sur les récoltes et donc d’un hypothétique retour à la Nature, ou du moins à plus de Nature ! À croire qu’il faut à toutes fins contenter Davos comme il ne fallait hier pas désespérer Billancourt !

Depuis lors, de réforme de la PAC en révision des règlements, l’étau n’a cessé de se resserrer, et dans les fureurs récentes, c’est beaucoup de ces ardeurs latentes qui font irruption. On pourra taxer de tous les défauts les accords commerciaux, la mondialisation, l’évolution erratique de la demande, qui semble avoir enclenché la marche arrière là où on la voyait progresser et galoper à outrance. En toile de fond demeure la nécessité de répondre aux attentes nouvelles sans oublier les tâches anciennes tandis que demeure bien présente à l’esprit, du moins du côté de Bercy, l’exigence de maintenir bas le coût de la vie (les dépenses alimentaires sont passées de 30% des revenus en 1960 à moins de 12% aujourd’hui !). Face à ces chiffres et à ces impératifs, on conçoit que, vu du haut du tracteur, apparaisse souvent comme simple détail : la perdition de telle plante, le tarissement ou la pollution de telle source d’eau, l‘utilisation de tel ou tel intrant : hier le débat sur les OGM, aujourd’hui le déballage sur les étiquettes et l’origine des ingrédients alimentaires.

Le débat est strictement européen ; mais dans sa dimension environnementale, il a trouvé à Strasbourg et à Bruxelles un terrain d’expression et d’expansion idéal. En tout état de cause, c’est partout, et surtout au niveau de chaque exploitation, quelles qu’en soient la taille et la spécialisation, que se trouvent les réponses.
La nouvelle répartition de la production sur le territoire de l’Union amène aujourd’hui à considérer que le territoire non occupé, et auquel il faut tout de même apporter un minimum d’entretien du point de vue environnemental, a un coût autant que celui qui est surchargé, et qu’entre les deux c’est plus la complémentarité que l’hostilité qu’il faut promouvoir.
On échouera de même dans cette quête d’un équilibre des contraires apparents s’il n’y a pas également une action sur la politique des prix et les pratiques des grandes centrales d’achat, les exploitants continueront à être les exploités !
On est en droit d’exiger de l’agriculture des orientations nouvelles, mais pas au prix des condamnations sans nuances du passé. Après tout, sans l’agriculture il n’y a pas d’environnement ! Et sans mondialisation il n’y aurait pas de marché équilibré, diversifié, exempt des accidents climatiques ou de saisonnalité.
On a le droit de vouloir consommer des fraises à Noël, mais cela ne doit pas se faire au prix d’un ostracisme de leurs homologues de printemps, qui ont, elles, le goût de ce qu’elles sont et pas de ce qu’elles rapportent !

L’agriculture est plus que jamais à l’avant-garde et à l’écoute, mais par rapport aux années fondatrices elle est aujourd’hui obérée, dans ses évolutions, par le poids de son endettement et par la dégradation des terme de l’échange : sans vouloir en faire le champion du moment, ne nous résignons pas à en faire le mal-aimé du lendemain. Ses états de service récents, à eux seuls, justifieraient le rejet des états de sévices du présent. L’agriculture européenne ne se débat pas, elle se bat !

Philippe Tabary est l'auteur entre autres de « Comptes et mécomptes de l’agriculture » et de « La terre, la terre toujours recommencée » (cherche midi éditeur).
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L’Europe, une affaire d’ajustement permanent et tous azimuts

Ç’aurait pu au départ n’être qu’un texte comme tant d’autres, de ceux qui régulièrement viennent encombrer nos ordinateurs, et bien plus rarement notre esprit. Mais il était dit que celui-là allait réveiller en moi de lointains souvenirs, si éloquents sur la manière de percevoir, ou non, la réalité et les limites de la construction d’une Union effective entre nos pays membres, entre leurs économies, et finalement entre leurs citoyens.

Le texte datait du 11 août, un moment où a priori les attentions sont en relâche et les observateurs sur les plages ! Il ne s’agissait que d’un banal communiqué de presse, comme en diffusent tant les institutions et qui (l‘auteur fait ici son mea culpa pour en avoir rédigé tant et tant !) sont comme la poésie surréaliste : l’essentiel est dans le non-dit !
Et pourtant dans les quelques lignes qui retinrent mon attention, plusieurs éléments intéressants étaient cités : d’abord le fait que le Fonds d’Ajustement à la Mondialisation (FAM) avait aidé 13 000 travailleurs licenciés à se recycler et à retrouver un emploi, et que sur une année 51,8 millions € avaient été consacrés à cette tâche humainement essentielle.

Il était encore indiqué que ce Fonds avait consenti 14 interventions dans neuf États membres et pour les secteurs du transport aérien et de l’automobile, de l’entreposage et des transports terrestres. Tous les travailleurs concernés avaient été indirectement victimes de la concurrence mondiale, exacerbée par la crise du Covid. On objectera que la somme ainsi engagée est relativement dérisoire au regard de l’impact attendu – ou redouté – des restructurations liées à l‘ouverture des frontières mondiales. Mais ce serait en même temps oublier qu’on ne chiffre nulle part les bénéfices engrangés par les entreprises qui, elles, ont su et pu, pour des raisons de stratégie et/ou d’opportunité, « se placer » et tirer avantage de la levée des barrières douanières.

Et puis surtout, l’existence de ce FAM, appelée de leurs vœux et de leur action par les syndicats européens, est en soi révélatrice du souci de « coller » aux réalités du vécu humain des entreprises. Un autre chiffre est plus stimulant : depuis 2007, le FAM a versé 688 millions € dans 77 cas de licenciements collectifs, aidant près de 168 000 travailleurs licenciés, dans 20 États membres, ce qui n’est en rien dérisoire !
D’autant que les bénéficiaires sont le plus souvent des travailleurs sous-qualifiés et défavorisés confrontés aux nouvelles exigences du marché de l’emploi. Avec un budget annuel de 210 millions €, il peut financer 60 à 85% du coût des actions visant à adapter ces travailleurs à de nouvelles activités, ou à les aider à créer leur propre entreprise.

Cette action discrète mais néanmoins concrète m’a rappelé les discussions acharnées menées un soir d’octobre 1992 face aux agriculteurs de ma région venus manifester devant chez moi avec force tracteurs, banderoles, hauts parleurs, micros, journalistes et caméras, tandis que de discrètes forces de l’ordre étaient en théorie chargées de veiller au grain au cas où…
On venait d’annoncer en fin d’après-midi la conclusion à Blair House d’un accord entre l’Europe et les États-Unis sur les produits agricoles, préalable indispensable au succès quelques semaines plus tard des négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce.
La colère des manifestants de ce soir-là, qui ignoraient tout comme moi la teneur exacte du compromis obtenu de haute lutte après des mois d’un homérique bras-de-fer tenait à l’impression qu’on les lâchait sans défense et comme vulgaire monnaie d’échange face au monstre américain, à la compétitivité réputée inégalable et sans partage.

Dans les propos que je tins à mes interlocuteurs forcés de cette nuit pluvieuse d’automne, je rappelai que ces accords étaient par définition basés sur la réciprocité et que chacun aurait à y gagner, que des clauses de sauvegarde étaient prévues, une précaution essentielle, notamment en agriculture où – on l’oublie trop souvent – le premier décideur reste avant tout le ciel – et qu’enfin, les mêmes règles s’appliqueraient à tous, fût-ce après une période de transition dont chacun aurait à gagner. De surcroît, ces accords valaient pour 5 ans et donneraient lieu à examen critique et à négociations en vue de leur renouvellement, sans oublier les clauses de sauvegarde dans le pire des cas.
Allait suivre, passé la ratification votée de haute lutte par les Parlements nationaux et européen, le processus de Doha, finalement remplacé par une stratégie d’accords bilatéraux, sans doute mieux adaptée aux mentalités et aux réalités du moment.

Dans un domaine plus industriel, la création de ce FAM, auquel le Parlement européen s’était en particulier attaché, est un exemple de cette stratégie d’accompagnement qui vaut pour tous les secteurs de l’économie et pour toutes les régions.
Elle illustre mon propos d’alors que je maintiens un quart de siècle plus tard : la mondialisation est une chance pour tous.
Ce qui serait un risque inacceptable et insupportable, ce serait une mondialisation sans règles du jeu et réduite alors à une sorte de football sans arbitre. Et celle-là pourrait très bien s’imposer d‘elle-même, quitte à ce que ce soit la résultante d’une épreuve de force où nous n’aurions sans doute, même à Vingt-sept, pas la force de tenir dans la durée.
L’ajustement à la mondialisation, c’est aussi, et peut-être surtout, une affaire de mentalités. Comme la construction d’une Europe du reste. N’est-ce pas ce à quoi faisait allusion Robert Schuman le 9 mai 1950 quand il parlait de réalisations concrètes débouchant sur une solidarité de fait ?

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Du poing serré à la main tendue…

Autres temps, autres mœurs dit parfois le bon sens populaire, ou du moins ce qui se considère comme tel. L’expression est en tout cas taillée sur mesure pour parler des relations franco-allemandes, en ces temps où on célèbre à si juste titre le soixantenaire du Traité de l‘Élysée qui vit Charles de Gaulle, ancien prisonnier trois fois blessé en 1914–1918, et Konrad Adenauer joindre leurs mains et le destin de leurs patries respectives. Un ancien « poilu » et un père de famille dispensé des obligations militaires mais qui eut à pâtir de ce conflit notamment comme maire de Cologne à partir de 1917 venaient non pas seulement de faire la paix, mais de faire de la paix l’instrument durable de leur Union, et de la prospérité solidaire de leurs deux pays, si souvent jusqu’alors impérialistes en quête de suprématies nouvelles.

La méthode des deux visionnaires ne faisait en vérité que reprendre l’idée, nous devrions écrire l’idéal, d’autres anciens de la Grande Guerre : aussi bien Robert Schuman, affecté administratif dans les rouages allemands du fait de sa santé délicate de Mosellan sous le joug prussien, qu’Alcide de Gasperi, membre du Parlement autrichien depuis 1911 avant le rattachement tant attendu de sa région à l’Italie en 1918, ou Spaak, incarcéré à 16 ans alors qu’il cherchait à gagner la région du Havre et, de là, les troupes belges encore au combat autour du Roi. La force de tous ces hommes, devant les ruines encore fumantes et les millions de morts et d’invalides, de veuves ou d’orphelins en quête de vengeance, fut de donner à cette vengeance un autre tournant : ce n’était plus de l’adversaire de la veille qu’il fallait se venger mais de la méthode pernicieuse qui faisait régulièrement se dresser les uns contre les autres les voisins européens.

Il faut se rappeler que lors de la conférence de La Haye en 1948, dans l’un des pays ayant le plus durement souffert, et le plus longuement puisque jusqu’en mai 1945 du conflit avec les dictatures totalitaires, la délégation allemande fut précautionneusement introduite la dernière. Et que les applaudissements spontanés des congressistes devant ces pénitents qui fondirent en larmes pour assumer les péchés des autres dont ils avaient eux-mêmes souffert dans leur chair, fut l’annonce que le ciment de l’amitié avait pris. Et il n’a cessé de se consolider en nombre comme en profondeur, créant et consolidant ainsi ces solidarités de fait dont Schuman devait dire le 9 mai 1950 qu’elles seraient la manière de construire l’Europe que chacun appelait de ses vœux.

Tel fut le chemin, et ce que de Gaulle et Adenauer sacralisèrent a fait école : seul hôte étranger admis à La Boisserie le chancelier rhénan a fait école : on a beaucoup écrit et parfois ironisé sur les couples Giscard-Schmidt ou Mitterrand-Kohl, mais les deux hommes la main serrée à Verdun valaient tous les discours et sacralisaient toute la démarche. Un grand moment de l’Histoire comme celui qui vit Willy Brandt spontanément à genoux devant le monument du ghetto de Varsovie en 1970, face à des officiels polonais dépassés par la spontanéité et la profondeur humaine du geste de leur hôte. Il est des moments où la résipiscence confine à la grandeur !

Pierre angulaire d’une Europe sans frontières et depuis plus de 70 ans sans conflit sur ses frontières originelles (la plus longue période de paix de son long et tourmenté passé) ce couple franco-allemand a chassé de nos mentalités le mythe de l‘ennemi héréditaire, qu’avait si longtemps occupé l’Anglais et qui était le moyen habile de détourner l’attention et les mécontentements nationaux sur un commode bouc émissaire extérieur. Aujourd’hui, au lieu de s’accuser et de se reprocher les effets, nos pays ont choisi de s’associer et de s’attaquer aux causes, et ce qui vaut si étroitement pour la France et l’Allemagne s’est étendu depuis, et ne cesse de se consolider, jusqu’à associer la quasi-totalité du Vieux Continent. Le Rhin était une coupure, il est devenu une couture. Et nos histoires s’en sont trouvées raccommodées !

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L’Europe : des impossibles dépassés

Notre époque si friande de célébrations et commémorations en tous genres a largement passé sous silence un anniversaire particulier en ce début d’année : celui des 30 ans du grand marché intérieur unique, selon l’expression – dû à une idée déjà ancienne de Paul-Henri Spaak – qui désignait la marche enfin accélérée vers une suppression des frontières intérieures et l’établissement d’un véritable « marché commun », alors même qu’on commençait à ne plus utiliser l’expression, si courante dans les années 1960.

Il faut de fait se replonger dans les hantises de l’époque, en particulier dans les régions frontalières, pour retrouver les transes et les outrances de cette notion de « grand marché », qui procédait simplement d’une notion de base de l’économie : la taille du marché détermine la rentabilité des investissements.
Or l’Europe, qui s’appelait encore Communauté Économique Européenne, restait fragmentée par bien des survivances de jadis, quand les frontières étaient bornées par contraint et les douaniers par définition. Un rapport célèbre, dû notamment à Michel Albert, connut ainsi un écho fracassant dans les enceintes diplomatiques et parlementaires, alors même qu’on se battait contre une montée inexorable du chômage et une apnée non moins inexorable des industries lourdes, dans un contexte de hausse du prix et d’incertitudes sur l’approvisionnement en énergie, pétrolière notamment : déjà !

Dénoncée par les uns comme une inexorable et coupable fuite en avant, saluée par les autres comme une avancée vers une économique stimulée par le marché, source de tous les biens (si c’était vrai, ça se saurait !), l’émergence du marché unique provoqua des traumatismes profonds dans les zones frontalières, avec la quasi-disparition des agences et des déclarants en douane.
Elle n’eut pas que cet aspect négatif, pour le moins inévitable : le rapport présenté au Parlement européen, et décliné ensuite dans chacun des pays, révélait que rien que pour le temps d’attente aux frontières intérieures, les paperasses, souvent en doublon, les blocages du vendredi soir au lundi matin, cette fragmentation prolongée du marché intérieur des Douze de l’époque représentait un manque à gagner équivalant au budget européen de l’époque, soit environ 120 milliards d’écus, la devise communautaire de l’époque.

Bien entendu, lorsque les barrières écriées s’estompèrent, les écus ne se mirent pas à jaillir du sol comme source miraculeuse, et les économies d’échelle furent vite absorbées par une productivité accrue et une compétitivité meilleure. Et il est bien connu que dans une telle évolution, seuls les perdants excellent à se placer au pied du Mur des Lamentations. Ceux qui ont atteint la Terre Promise de la veille se gardent bien pour leur part de le crier sur les toits. Et puis, un progrès en appelle un autre, et celui-là ne tarda pas à germer, ce fut l’euro !

Depuis lors, d’amélioration en simplification, la dimension intérieure du marché unique est un support de premier ordre pour les entreprises, et un tremplin pour celles qui veulent et peuvent se hisser sur le marché mondial, lui aussi révolutionné par les accords de l‘OMC en 1992, eux-mêmes présentés comme cataclysmiques et qui, aujourd’hui, connaissent leur 2e ou 3e génération, cette fois sur une base bilatérale Union-Nouvelle Zélande récemment, ou Union-Canada, ou encore Union- Afrique du sud, pour ne citer que certaines négociations en cours ou en gestation.
Et le simple fait que ces pourparlers et ces accords se déroulent sans provoquer les manifestations spontanées des années 1992 montre bien que là encore, on a intégré cette dimension et oublié cette dissension. Jusqu’à ne plus utiliser comme exutoire le mot « mondialisation », qui résumait et nourrissait toutes les hantises des uns, toutes les fainéantises des autres. Aujourd’hui, on l’a bien compris, même si c’est avec résignation : la mondialisation est une chance.
La catastrophe, ce serait une mondialisation sans règle du jeu. Comme un match de football sans arbitre ! Dans un monde qui évolue toujours, malgré les crises et parfois grâce à elles, le constat est facile à faire et résonne comme une évidence : l’Europe n’est faite que d’impossibles dépassés : à méditer face aux défis du futur immédiat, aux dépits d’un passé récent, aux espoirs à terme proche !
Car sans défi, ii n’y a pas de mérite ni d’espoir !

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Plus que jamais, l’Europe

Où que se porte le regard, c’est l’Europe qui interpelle, ici par sa présence, trop discrète assurément, et en tout cas trop largement méconnue. C’est parfois par son absence alors qu’elle, et parfois elle seule, aurait pu apporter une réponse adaptée aux circonstances, si seulement les Traités lui en avaient donné la compétence.
Un parfait exemple de cet ordre nous a été fourni par la pandémie du Covid et les réponses éparses, et parfois contradictoires, des services de santé, d’une région à l’autre et a fortiori d’un pays à l’autre. Ici encore l’absence d’une compétence commune, et d’une gestion commune, s’est fait sentir et ressentir, avec des mesures non cohérentes dans le temps, leur portée, leur contrôle, leur calendrier. Sans parler des commandes isolées qui firent le bonheur des fournisseurs, ravis d’avoir tant de clients crédules et pressés à la fois, sans qu’une autorité commune ne négocie les conditions, et d’abord les qualités et les prix, des équipements à fournir.
L’Europe, il est vrai, n’a ‑ou plutôt n’avait- pas compétence directe en matière de santé. Sans doute a‑t-on à cet égard oublié le triste exemple des vaches folles il y a 20 ans, et les leçons qu’alors on en avait tirées.

Un autre exemple de ce besoin d’Europe nous est quotidiennement fourni par l’introduction de la monnaie unique, et son comportement sur les marchés, son acceptation par tous les grands trésoriers de la planète, sa consécration parmi les grandes devises mondiales. Oubliées les réticences qui avaient précédé et retardé l’introduction de cette monnaie, après un essai malencontreux avec l’écu, dont le nom aurait pourtant été plus symbolique.
Mais l’usage a eu raison des bavardages et aujourd’hui, il ne viendrait plus à l’idée de personne d’envisager sérieusement une sortie de l’euro. Tout au contraire se précipite-t-on pour y entrer, au point que les 12 du départ se comptent désormais 19, auxquels viendra s’adjoindre la Croatie début 2023, la Bulgarie ayant manifesté son intention, légèrement différée, de rejoindre elle aussi cette cohorte monétaire et unitaire à la fois.

Sur un autre plan sensible, celui de la défense, l’Europe est là encore en position de transition très éloquente. L’idée initiale de Jean Monnet d’adjoindre au « marché commun » et à l’Euratom une CED (Communauté Européenne de Défense) s’était enlisée, on s’en souvient, dans les débats houleux et bourbeux de la IVe République, avec un ramassis de contraires débouchant sur une non-réponse : le renvoi en commission parlementaire par les Ponce Pilate à la petite semaine qui, alors, faisaient la pluie, ou plutôt, le mauvais temps systématique du régime.
Depuis lors, en créant une Union de l’Europe Occidentale, puis par des démarches bilatérales, autour de l’axe franco-allemand principalement, Bruxelles a multiplié les initiatives pour aboutir à un système européen de défense, à une coordination étroite, à une coopération multilatérale entre États membres, respectant la neutralité des uns, mais conduisant Suède et Finlande à rejeter ce dogme sacré de leur vie publique ! Ici, c’est la crise ukrainienne qui a fait ressentir, plus cruellement encore que la guerre des Balkans il y a 20 ans, la faiblesse coupable de ne pas disposer d’un commandement unique intégré. Gageons qu’à cet égard, les petits pas ne vont pas tarder à s’accélérer jusqu’à devenir marche commune.

On le constate chez les États membres actuels, et j’ose affirmer qu’on finira par le constater et l’entendre de l’autre côté de la Manche semblablement : ce n’est pas de moins d‘Europe que nous avons besoin, mais de plus, de mieux, dans une cohésion renforcée et avec des finances adaptées ; sait-on bien que le budget des Vingt-Sept équivaut au tiers de celui de la France, pour respectivement 450 et 67 millions d’habitants ?
Il urge à ce propos de donner à l’Union les moyens de ses ambitions, sinon elle sera condamnée à n’avoir que les ambitions de ses moyens. Transférer des parcelles de pouvoir à Bruxelles n’est pas dessaisir les capitales nationales, puisqu’au final, ce sont leurs représentants, au Conseil et au Parlement européen, qui ont le dernier mot. Aucun de nos pays, même le plus grand, n’est du reste assez fort pour tenir désormais tête seul aux « dis » du monde à venir. Il faut être diablement habile de fait pour promouvoir par exemple à la fois une lutte plus efface contre la faim dans le monde, et chez nous une agriculture moins productiviste et plus respectueuse de l’environnement. Ou pour financer la relance économique sur le Vieux Contient et en même temps des investissements pour aider le Tiers Monde à sortir de son sous-développement chronique. Là encore, seule l’Europe peut s’y engager, et sans être soupçonnée d’une quelconque forme d’impérialisme : la diversité de ses gouvernements, et les majorités qui les soutiennent d’un pays à l’autre, obligent à se mettre d’accord sur l’essentiel, et c’est cela qui compte, et qui attire !

Voilà bien ce qui attire les pays qui se sont hâtés de solliciter leur adhésion, et à qui on s’est hâté de donner acte de leur candidature : l’Ukraine, la Moldavie, et dans une certaine mesure la Géorgie, ont ainsi appelé de leurs vœux un rapprochement avec Bruxelles et la « maison commune » des Vingt sept, pour mieux endiguer le flux dévastateur du séculaire conquérant russe.
Tant d’empressement de part et d‘autre montre bien qu’on a compris l’essentiel, et qu’on suit particulièrement tout ce qui se dit et se fait à Bruxelles et ailleurs dans ce sens : née de la guerre, par deux fois cruellement répétée sur notre sol, par la suite durement en butte à des évolutions économiques dans lesquelles un pays seul aurait sombré, mais qu’ensemble ils ont pu surmonter, par leur complémentarité et leur solidarité, l’Europe c’est d’abord la paix.
Quand mieux qu’en ce moment le répéter ? Où mieux qu’en Ukraine le mesurer, l’apprécier, le désirer ?
Le constat ne fait que vérifier le mot de Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes ! ».

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