Catherine Vieilledent

Le risque d’un vote français perdu

L’Europe reste invisible dans la campagne des Européennes en France, scrutin à un seul tour le 9 juin pour élire les 720 eurodéputés qui représentent quelque 450 millions de citoyens européens. On vit plutôt un retour systématique à la politique nationale dans les débats (vote anti-Macron, montée du Rassemblement national). C’est désolant mais aussi périlleux pour les Français et pour les Européens. Ramener les élections européennes à un tour à un règlement de comptes nationaux, c’est d’une certaine manière « se tirer une balle dans le pied » en ignorant les besoins immenses de l’Union et l’impact déterminant des décisions prises à l’échelle de l’Union sur les politiques publiques nationales (écologie, agriculture, énergie, technologie…).

Pourtant la France s’obstine à voir les élections européennes comme un affrontement purement national entre le Rassemblement national et la majorité présidentielle, simple tour de chauffe avant la présidentielle de 2027. Cela explique sans doute sa relative faiblesse au Parlement européen, en raison d’une absence de stratégie d’influence.

Plus largement, le 9 juin 2024, il se joue la solidité de la coalition majoritaire (pro européenne) au PE, composée de deux principaux groupes, le Parti populaire européen (PPE) et l’Alliance progressiste des Socialistes & Démocrates (S&D), avec l’appui du centre libéral. Or, dans cette coalition, la délégation française (79 députés en tout) compte très peu d’élus : 8 au PPE sur 171 députés (contre 29 pour la délégation allemande) et 7 sur 141 au S&D, loin derrière l’Espagne (21), l’Italie (16) et l’Allemagne (16). Certes, elle compte 23 élus dans le Groupe Renew Europe (101 députés) devenu la troisième force politique du Parlement européen, suivie par l’Espagne et la Roumanie. Soit un total de 38 députés.
Quasi absente du groupe des conservateurs et réformistes européens (CRE), nationalistes conservateurs, elle compte 18 députés (Rassemblement national) sur les 59 du groupe Identité et démocratie (ID), derrière la délégation italienne mais devant les 9 élus allemands de l’AfD. Enfin, elle est la plus importante avec 6 membres dans la gauche au Parlement européen (GUE/NGL, 37 députés). Total dans les groupes hors coalition : 25. Enfin, la délégation française a 12 députés parmi les Verts/ALE (72 eurodéputés) où la délégation allemande est la plus nombreuse (25 députés).


Source: Parlement européen

La situation pour 2024–2029 n’est guère plus favorable car, selon les sondages début mai, le RN (ID) mène avec 32% des intentions de vote (35% pour les jeunes de 18 à 24 ans), Renaissance (parti présidentiel) menée par Valérie Hayer obtiendrait 17% des votes, Place publique-PS mené par Raphael Glucksmann est en 3e position avec 13.5% des intentions de vote. Par ailleurs, la France insoumise (GUE/NGL) menée par Manon Aubry obtient 8% des intentions de vote et les Verts menés par Marie Toussaint tombe à 6%. A droite, les Républicains (PPE) menés par François-Xavier Bellamy sont estimés à 7,5% et Reconquête (ECR) liste menée par Marion Maréchal reste à 6,5% des intentions de vote. La droite extrême représentée au PE par Reconquête et le RN continuerait donc de dominer dans la délégation française au Parlement européen (38, 5%). Or ces groupes sont quasi absents des commissions où se fait l’essentiel du travail législatif, en amont des plénières à Strasbourg.

Dans le même temps, le groupe PPE (centre droit), les Fratelli d’italia de Georgia Meloni jouant le rôle de pivot, s’il se rapproche d’ECR, infléchirait son profil vers la droite, ce qui romprait la coalition avec les socialistes. On craint donc que les élections de juin ne conduisent à un Parlement plus instable avec la montée des populismes et de l’extrême droite (groupes ECR et ID). D’autant que, toujours selon les sondages, les chrétiens-démocrates et les socialistes restant à peu près stables, les libéraux et les Verts perdraient des sièges, au profit des groupes situés à droite des chrétiens-démocrates. La coalition sortante, composée des socialistes, des libéraux et des chrétiens-démocrates, ne serait alors plus à même de constituer une majorité stable pour les décisions très importantes comme l’élection de la présidence de la Commission.

Dans ce contexte, quels que soient les résultats des élections au niveau européen et pour la délégation française dans les différents groupes politiques, il faut s’inquiéter de cette perspective de droitisation du parlement et de la faiblesse du vote utile en France, c’est-à-dire du vote pour des groupes actifs au sein de la majorité pro européenne au Parlement européen. Dans le mandat 2024–2029, la France compte 81 sièges sur 720 mais la participation attendue est estimée à 49,6%.

L’invisibilité de l’Europe dans la campagne française peut certes refléter la volonté de certains partis mais on doit noter l’extrême difficulté pour les médias à faire émerger les enjeux proprement européens. Ce n’est pas nouveau mais une maladie très française qui affaiblit gravement un processus démocratique essentiel à l’heure de tous les dangers pour l’Union européenne : guerre à nos frontières, mise en œuvre de la transition environnementale, repositionnement difficile sur les questions de souveraineté économique et de sécurité extérieure.

Or, le Parlement européen a de l’influence, comme on l’a vu dans des dossiers difficiles comme le plan de relance massif adopté mi 2020 et de nouvelles ressources budgétaires destinées à rembourser l’emprunt commun, le respect de l’état de droit qu’il a âprement défendu contre des gouvernements tentés par le démantèlement des institutions démocratiques en Pologne et en Hongrie. Ou une initiative structurante comme le Pacte vert pour décarboner l’économie européenne (l’objectif de neutralité carbone en 2050) dont la mise en œuvre est contestée actuellement.

Tout se passe pourtant comme si les Français n’avaient pas compris les enjeux et voyaient le scrutin européen comme un sondage d’opinion, avant les élections présidentielles de 2027, ignorant la faible influence française en termes quantitatifs et surtout politiques. Ignorant que les coups de menton et les slogans simplistes (« préférence nationale ») n’aideront en rien ni les Européens, ni donc les Français, face aux crises déjà présentes (guerre, climat, migration) et qui ne manqueront pas de s’exacerber, faute de capacité à décider efficacement et de crédibilité dans l’environnement mondial.

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Le multilinguisme européen à l’épreuve de la démocratie

La politique des langues de l’Union européenne reflète la diversité linguistique et culturelle de ses composantes sous deux aspects : d’une part, la promotion de l’apprentissage et de la diffusion des langues, d’autre part, une pratique d’interprétation et de traduction des actes juridiques et politiques majeurs.

Quant à ce second aspect qui est l’objet de cet article, le multilinguisme institutionnel ou « régime linguistique » constitue un cadre juridique très stable depuis les origines de l’Union européenne. À la différence des organisations internationales (les Nations unies par exemple ont six langues officielles, le Conseil de l’Europe en a deux), l’UE a autant de langues officielles que de langue officielle (au moins une) dans chaque État membre, à son choix. Au fil des élargissements, les langues des nouveaux États membres se sont ajoutées aux quatre langues. Chaque version des traités produit des effets juridiques de manière égale.

Le règlement n° 1 du Conseil, du 15 avril 1958 fixe les langues officielles et de travail des institutions : la législation entre en vigueur une fois publiée au Journal officiel de l’Union dans les 24 langues. Ce règlement inscrit aussi le droit des personnes à s’adresser aux institutions dans la langue officielle de leur choix et à recevoir une réponse dans la même langue. Le droit européen n’a en effet pas pour seuls destinataires les États mais également les acteurs privés qui peuvent s’en prévaloir devant le juge national ou européen.

Dans le même temps, tout n’est pas disponible dans toutes les langues officielles, loin s’en faut. Chaque institution et organe de l’UE a adapté le régime linguistique interne selon ses besoins. La Commission par exemple ne publie dans (toutes) les langues officielles que les documents politiques majeurs, soit environ un tiers du total. Depuis 1995 et surtout 2004, la très grande majorité des « originaux » est rédigée en anglais.

Le présent article retrace les évolutions du régime linguistique rendues nécessaires par les élargissements ainsi que par les approfondissements du cadre juridique de l’UE. L’augmentation des langues officielles de l’UE a été considérable en 2004, avec l’adhésion en bloc de dix nouveaux États et l’introduction de neuf nouvelles langues. En outre, certains États membres ont demandé la reconnaissance de nouvelles langues officielles (en 2005, ce fut le cas de la langue irlandaise, ou gaélique irlandais) et pour certaines grandes langues régionales, un statut de « langues additionnelles » (les versions dans ces langues ne font pas foi) : les résidents basques, catalans et galiciens puis, à compter de 2008, ceux du pays de Galles et d’Écosse peuvent utiliser leur langue régionale dans les échanges avec les institutions.

Par ailleurs, le multilinguisme européen accompagne l’approfondissement des droits des personnes et le développement de la citoyenneté européenne, notamment depuis le traité de Lisbonne. Ce dernier et la Charte des droits fondamentaux (articles 21 et 22) portent des accents nouveaux sur le respect de la diversité et sur la lutte contre la discrimination dans l’environnement juridique de l’Union européenne. Ceci place la langue au premier plan pour les droits des personnes dans les politiques sectorielles, en particulier dans les procédures pénales (droit à un procès équitable et droits de la défense).

La citoyenneté européenne elle aussi, notamment le droit de participer à la vie démocratique de l’Union (article 10 TUE), entraine de fait une extension des droits linguistiques. Plusieurs instruments sont à disposition comme les pétitions adressées au Parlement européen ou les initiatives citoyennes demandant des législations nouvelles. Faute d’indication précise dans les traités, des solutions pratiques sont trouvées pour alimenter le débat démocratique européen prévu à l’article 11 TUE : le portail internet europa.eu commun à toutes les institutions publie dans un nombre de langues variable, selon les besoins des visiteurs ; certaines plateformes intègrent la traduction automatique.

L’article retrace la jurisprudence pertinente par laquelle le juge contrôle et clarifie les aménagements du régime linguistique. Il n’y a pas de droit général à l’accès aux documents de l’Union dans les langues officielles et de travail (arrêt Kik c/ OHMI, affaire C‑361). Ainsi dans les domaines techniques, il est possible de publier les dispositions de droit européen dans quelques langues et l’argument coût-efficacité est admissible pour limiter le régime linguistique dans les dispositions de nature économique notamment (par exemple en matière de propriété intellectuelle).

Inversement, le juge a censuré l’organisation des concours dans un nombre limité de langues qui avait été mise en place après 2004 pour réduire les coûts. En 2015, par un important renversement de jurisprudence, le juge a estimé que toute limitation de ce type est en soi discriminatoire et donc contraire au droit européen : elle doit être motivée, conforme à un objectif d’intérêt général et susceptible d’un contrôle juridictionnel.

Le multilinguisme n’a cessé d’être vecteur d’intégration puissant dans les élargissements successifs de l’Union européenne et l’approfondissement du droit européen, d’une union économique à une union de citoyens. Les dérogations et limitations du régime linguistique sont soumises à l’encadrement strict du juge au regard des principes d’égalité de traitement, de non-discrimination, de proportionnalité, etc.).
Au total, l’article fait valoir que le multilinguisme, bien plus que simple pratique communicationnelle, est un cadre évolutif mais solide pour l’action de l’Union européenne.

Ceci est un résumé de l’article paru dans la Revue du droit de l’Union européenne 2/2023, ISBN 978-2-8027-7388-7

Les vues exprimées dans l’article représentent une opinion strictement personnelle.

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