On sous-estime généralement la contribution d’Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit (1905−1950), à l’idée et au projet européens au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Elle fut de première importance. À un double titre.
D’abord par la philosophie qu’il a promue, le personnalisme, reformulant l’inspiration humaniste à travers l’épaisseur de la société de son temps repensée dans toutes ses dimensions : culturelle, économique, sociale, éthique, politique, sur fond de libération de chaque personne dans un processus révolutionnaire. « L’évènement sera notre maître intérieur » a‑t-il écrit. Une conviction à mettre en rapport avec cette autre selon laquelle « le spirituel aussi est une infrastructure ». Une manière de dire que le choix des valeurs d’orientation est la pointe dure de l’action dans toutes ses modalités. L’Europe sera en effet placée tant au Conseil de l’Europe que dans le Marché commun sous un tel horizon de sens.
Mais Mounier a plus concrètement contribué à l’émergence du projet politique européen aussi bien par ses convictions pacifistes qui lui feront dire que « le réalisme […] est aujourd’hui contre toute guerre », que par ses efforts en vue de reconstruire, dès la Libération, des ponts entre la France et l’Allemagne. Il participera, à cette fin, à la création d’un Comité d’échanges avec l’Allemagne nouvelle dont Alfred Grosser sera la cheville ouvrière avec par ailleurs, Rovan, Vercors, Bourdet…. qui, ensemble, ouvriront la voie à la réconciliation avec l’Outre-Rhin.
Le texte qui suit, article peu connu qui sera parmi les tout-derniers de Mounier mort en avril 1950, ce texte publié par L’Observateur exprime avec la force de la concision l’espoir d’institutions capables de garantir enfin la paix dans une Europe pacifiée « rallumant la flamme d’une civilisation qui a tout à dire encore à l’Ouest comme à l’Est ».
LA FRANCE ET L’EUROPE
L’énorme nuage de la guerre possible efface de l’une à l’autre les différences auxquelles s’accordent encore le souvenir ou le préjugé. La Révolution française a cru pouvoir unifier l’Europe dans l’idée neuve du bonheur, L’Europe est rassemblée aujourd’hui par le malheur et les situations de salut public.
Aussi bien, le problème n’est pas plus de l’hégémonie de la France que de l’hégémonie d’une nation quelconque. Il n’est pas non plus de hisser l’Europe au niveau hégémonique où elle aborderait sur leur terrain, la puissance américaine et la puissance soviétique. L’Europe, en son sein, a épuisé les tentations hégémoniques. Elle s’y est épuisée. Elle ne se survivra désormais qu’à la tête d’une croisade contre l’hégémonie. Comme une femme lourde d’expérience, elle doit apprendre aux puissances neuves, et par son propre exemple, l’entraînement ruineux des impérialismes.
C’est le destin que je souhaite à mon pays, la « grandeur » qu’il devrait viser. L’expérience y rejoindrait la hardiesse de l’invention. On voudra bien ne pas entendre un tel vœu comme l’entendrait cet idéalisme de professeurs ou de belles âmes qui désarme si souvent les peuple naïfs devant les entreprises de la force. À ne point même parler de menaces et de défense, et supposée la guerre écartée, il reste encore que le génie spirituel d’un peuple ne se prospère que sur un corps vigoureux : en cela au moins les billets de banque disent vrai, le commerce et l’industrie soutiennent la pensée, les arts et la jeunesse du cœur. Aussi est-il de notre devoir de refaire un corps sain à nos pays pour leur donner une âme vive, de leur rendre la force pour leur rendre le rayonnement.
Il n’est pas inutile de préciser que cette force n’est pas aujourd’hui la force militaire, qui ne peut plus être que dérisoire, et stupidement ruineuse en même temps qu’inefficace, ou massive et créatrice de guerres massivement ruineuses et inefficaces, la force dont nous parlons viendra aux pays qui auront fait un effort d’intelligence historique et de courage politique suffisants pour balayer ces appareils vétustes qui les encombrent cette cupidité organisée qui les ronge du ver de l’injustice et des acides du désordre, ces folies guerrières, ces logomachies usées, cet irréalisme débilitant où se complaisent encore tant de nations d’Europe.
Quelle autre exigence nous est proposée que de répondre au communisme non pas par l’arrogance, le pharisaïsme ou les armes, mais en résolvant les problèmes inéluctables que soulève le communisme ? Que d’écarter l’américanisation en nous montrant capables de reconstruire notre maison et de ranimer notre civilisation au lieu de proclamer sans cesse des vertus que nous n’avons pas encore su, à ce moment vital porter à l’héroïcité ?
Faire l’Europe, peut-être. Mais qu’on ne se crispe point à une formule dont il n’est pas dit qu’elle ne soit, au moment où elle se propose, dépassée par l’histoire. Il serait déjà grave de dire : « Faire l’Europe » en minant cette formule généreuse d’un sous-entendu : « Faire l’Europe française », « Faire l’Europe allemande », « Faire l’Europe capitaliste normalisée comme un trust ».
Il serait grave de faire l’Europe contre quelqu’un, fortifiant ses désordres avec ses traditions : qui ne songe plus qu’à se défendre et à se conserver est déjà condamné. L’Europe ou quoi que ce soit d’autre, on verra bien,. Certains disent aujourd’hui « L’Europe avant tout, et n’importe laquelle ». Tout au contraire, nous dirons : tels types de rapports humains et d’organisation publique, et n’importe dans quel cadre, pourvu que la vie le montre viable.
Mais si nous ne savons la forme vers laquelle nous marchons, tant d’échecs divers depuis vingt ans nous assurent par contre des conditions inéluctables qui commandent quiconque veut participer au gouvernement de l’histoire. Elles s’imposent à la France comme à toute nation, et c’est dans leur triangle rigoureux seulement que la France peut se donner un avenir à la hauteur de son passé. Le XXe siècle est celui de l’avènement des peuples. Sous les formes les plus diverses, l’avènement du communisme oriental et du travaillisme anglais, de la paysannerie chinoise et du nationalisme hindou, la brève poussée des résistances européennes, et sous un certain angle les fièvres fascistes elles-mêmes signent la même impérieuse évolution ; toute « révolution nationale », faite par des cadres pour maintenir des privilèges de cadres, n’aura désormais qu’un temps.
J’attends du peuple français que, retrouvant sa riche tradition des Communes, de 89 et 48, affranchi de tout modèle importé, il rallume la flamme qu’il a si souvent jetée à tous vents et redonne à la France son vrai visage, celui que sous leurs paupières retrouvent encore tant d’hommes de par le monde. Notre époque ne pense plus ses problèmes actuels, elle se perd dans la répétition des thèmes idéologiques, dans l’exaltation des mythes, dans les facilités de la puissance absolue, dans l’anachronisme des institutions et des préoccupations.
J’espère de la France qu’elle emploiera la lucidité traditionnelle de ses penseurs, jointe au réalisme de telle nation voisine, à la passion industrieuse de telle autre, pour donner au monde la forte doctrine politique, économique et sociale indispensable au diagnostic et à la guérison de nos désordres. L’ingéniosité de l’esprit et de la main, enfin, ne nous fait point défaut : sous telle ou telle organisation collective génératrice de crises et de désordres, c’est la dureté du cœur la passion intéressée l’indifférence cruelle qui freine le progrès humain. Ces désordres de l’esprit sont si profonds qu’ils rongent encore, en s’aggravant parfois, les tentatives même de libération qui s’y opposent.
J’attends de la France qu’elle renonce à l’humanisme de musée aussi bien qu’à l’éternel « réalisme » éternellement décevant, qu’elle sache rendre vie aux valeurs brûlantes que lui lègue la civilisation chrétienne, non pas pour en décorer les pourritures de l’Europe, mais pour les consumer jusqu’à la dernière, et rallumer la flamme d’une civilisation qui a tout à dire encore à l’Ouest comme à l’Est.
Emmanuel MOUNIER
L’Observateur – 13 avril 1950
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